La polémique fait rage outre-Rhin à propos de la mise en scène de Dmitri Tcherniakov qui modifie la fin des Dialogues des Carmélites (voir recension de Pierre-Emmanuel Lephay). Vincent Huguet, pour qui cette Lakmé est le baptême du feu, ne va pas si loin. Mais, comme il le déclare tranquillement dans le programme de salle, il n’a jamais pu imaginer l’Inde « peuplée de casques blancs et rythmée de bruits de bottes ». Alors le contexte d’occupation par une armée coloniale duquel découle la résistance de Nilakhanta, qui elle-même conditionne la vie de sa fille, ce contexte si présent dans le livret, si actuel à l’époque de la création et dont certains mouvements terroristes contemporains sont encore de lointaines résonances, est purement et simplement éliminé. Reste un conflit de générations entre une jeune fille d’aujourd’hui – cf. sa tenue du premier acte – et un père possessif et rétrograde. Du coup, la figure de Nilakhanta perd de sa substance. Comment, alors qu’il veut catalyser sur sa fille la dévotion de ses fidèles, accepte-t-il qu’elle s’habille à l’occidentale ? Et comment, si Gerald ne porte aucun signe visible de son appartenance à l’armée d’occupation, l’attentat contre lui garderait-il sa pleine signification ? La conjonction chez Nilakhanta entre engagement militant et intérêt personnel alimente la tension dramatique. Amoindrir la portée du premier la rabougrit. Certes Vincent Huguet peut traiter par instants avec justesse les rapports entre les personnages. Mais il fait de la prière initiale une psalmodie routinière au fil d’un éveil dépourvu de toute religiosité et le décor unique qu’il a conçu non seulement fait fi des données de base (c’est à l’écart de la ville dominée par les étrangers que Nilakhanta cherche à préserver les valeurs menacées, or les ghâts représentés sont un élément de décor urbain) mais demande au spectateur, pour y reconnaître les différents lieux de l’action, l’effort d’imagination auquel lui-même s’est refusé. Et plus d’une fois ce que l’on voit ne correspond pas à ce qui est dit par les personnages. Quand rien de visible ne suggère ce qui est évoqué, cela crée un divorce qui n’entraîne pas l’adhésion. Sans compter que parfois on se passerait de voir (le ballet)…
Heureusement, si ce que l’on voit incite à fermer les yeux – en dépit du soin apporté aux lumières -, iI en va tout autrement de ce que l’on entend. Dès le prélude Robert Tuohy, assistant de l’ex-directeur musical Lawrence Foster, annonce la clarté de sa lecture et de sa direction. Alliant énergie, précision et délicatesse il transcende la partition, et apporte un soutien constant aux chanteurs en dosant justement l’intensité sonore. Il obtient une belle réponse de l’orchestre, qui sonne ou module avec une délectable limpidité.
Sur scène, si le chœur initial semble confus, tout s’améliore rapidement et la procession du troisième acte, chantée en coulisse, aura le caractère caressant voulu. Rose et Miss Bentson sont sacrifiées, leurs scènes ayant été écourtées. Loïc Félix est un luxe en Hadji et Anaïs Mahikian une Ellen proprement charmante. La Malika de Marie Karall en revanche ne séduit guère : elle semble peiner à contrôler une voix opulente aux aigus frôlant le cri. Professionnel à l’américaine Marc Callahan est impeccable en Frédéric, d’une belle désinvolture scénique. En Nilakhanta Marc Barrard démontre sa musicalité ordinaire, et fait même preuve d’autorité ; mais son costume ne l’aide pas à imposer le personnage et il lui manque le poids vocal d’une authentique basse. En revanche Frédéric Antoun, dont la voix s’étoffe toujours davantage, compose un Gerald complet, à la fois viril et sensible ; le passage en voix mixte est superbement réussi, peut-être un suraigu tendu pourrait-il être donné en falsetto. Sa Lakmé était annoncée à son de trompe (pour ainsi dire) par Jean-Paul Scarpitta (voir interview). Info ou intox ? Il suffit à Sabine Devieilhe d’ouvrir la bouche pour que l’augure soit confirmé ; cette jeune chanteuse, comédienne douée au physique avenant, est dotée d’une voix riche d’harmoniques, avec des suraigus apparemment très faciles, un centre et des graves consistants, une belle longueur de souffle, toute la souplesse désirable, et une sensibilité juste et communicative. Dans le rôle marqué hier par Natalie Dessay elle assure brillamment la relève. De quoi rendre plus vive encore l’insatisfaction née du spectacle : quel est l’avenir des représentations d’opéra si c’est mieux en fermant les yeux ?
Version recommandée :
Delibes: Lakme (Highlights) | Leo Delibes par Michel Plasson