Selon une formule éprouvée (notamment l’automne dernier avec les doublés Puccini/Hindemith, Puccini/Schoenberg et Puccini/Zemlinsky dans le cadre d’une déstructuration – réussie – du Trittico), l’Opéra de Lyon avait choisi de programmer ensemble deux œuvres que rien ne semblait relier a priori si ce n’est l’époque de leur création, ces années vingt du XXe siècle où Ravel, sensible à la musique jazz, introduit des rythmes de ragtime dans sa composition, tandis que Zemlinsky, s’émancipant de Wagner et en proximité avec Richard Strauss et Mahler, distille un exotisme musical fidèle au livret (Espagne, Orient). Si les rapprochements sémantiques et interprétatifs entre les deux opéras suggérés par les plaquettes de présentation et le programme de salle ne sont pas toujours convaincants, l’unité de la soirée est assurée par la mise en scène de Grzegorz Jarzina – dont on avait vu Le Joueur à Lyon en 2009. La première partie de L’Enfant et les sortilèges est présentée comme une prise de vue cinématographique, tandis que la seconde partie, dans la forêt, se déploie dans un cadre que bornent des arbres devenant dans Le Nain, grâce aux décors astucieux de Magda Maciekewska, les colonnes d’un palais baroque où se déroule un autre spectacle, celui de l’étiquette de la cour espagnole et des fastes d’un anniversaire. Il ne s’agit donc pas de la simple juxtaposition de deux opéras : les deux œuvres sont pensées ensemble. Les troncs d’arbres devenus colonnes de palais rappellent que derrière les robes colorées, les cocktails de la jet-set et les belles américaines des sixties sommeillent des bêtes semblables, dans leur cruauté, à celles qui blessent l’Écureuil, dans L’Enfant et les sortilèges, en voulant se venger de l’Enfant – ou bien des enfants cruels comme celui qui épingle au mur la libellule et assomme la chauve-souris.
C’est une soirée colorée, sur scène et dans la fosse : aux costumes éclatants de couleur et pleins de fantaisie répondent les nuances et les bigarrures de l’orchestre, à la tête duquel on retrouve avec émotion le chef Martyn Brabbins, qui avait donné en 2009 une subtile interprétation de Mort à Venise de Britten.
L’absence de rideau au début surprend le public, qui ne sait, en voyant la scène ouverte où vaquent divers techniciens, s’il assiste à la mise en place des décors. Une immense remorque de camion, sorte de roulotte de cirque ou de mobil-home, sert de studio de cinéma. Producteur, réalisateur, assistants, maquilleuse, cameraman, perchiste – toute une équipe de tournage est face à l’univers fermé de la chambre où est consigné l’enfant désobéissant. Dans la partie supérieure est déployé un écran sur lequel sont projetées les images du tournage – en fait des images préfilmées, jouant sur les gros plans (vidéo de Bartek Macias), avec de légers décalages suggérant le dérèglement général du monde et participant de la déconstruction des attentes du public, mais dispersant souvent l’attention. Les voix sont belles mais peu audibles lorsque les chanteurs sont dans le caisson. Du coup, on se désintéresse un peu de l’intrigue, des gesticulations du Feu (Mercedes Arcuri), de l’apparition de la princesse (Heather Newhouse). Comme le dit peu auparavant la Tasse chinoise : « Keng-çà-fou, puis’kong kong-pran pa ». On regrette en effet que le texte de Colette soit incompréhensible. Et sans doute eût-on apprécié plus de drôlerie pour les parties de l’Horloge comtoise (Jean-Gabriel Saint-Martin), de la Tasse (Majdouline Zerari) et de la Théière (François Piolino), au chant et au jeu très (trop ?) distanciés, aplatissant le pastiche, même si l’on admire les prouesses scéniques, comme celle qui consiste à verser un breuvage à l’aide d’une théière fixée sur la tête. Pauline Sikirdji incarne avec grâce un Enfant dont la voix n’atteindra sa plénitude que dans la seconde partie, dans la forêt, à l’air libre. De même que la musique, tout d’abord peu sonore (sans doute pour traduire aussi ce confinement), s’élèvera dans toute sa beauté lorsque l’Enfant se retrouve « au jardin ». Le duo miaulé (Antoinette Dennefeld et Jean-Gabriel Saint-Martin) est très réussi, ainsi que la prestation de l’Écureuil (Antoinette Dennefeld encore), tant dans la gestuelle que dans la voix, et celle des chœurs et de la maîtrise. Les costumes d’Anna Nykowska Duszynska sont splendides, entre livre de contes (pastoureaux de crèche provençale) et imagerie fantastique (étonnantes rainettes). Les lumières de Jacqueline Sobiszewski, magnifiques, sculptent l’espace pour y faire apparaître des tonalités et des reliefs insoupçonnés.
La thématique tragique du Nain forme contraste avec la « fantaisie lyrique » de Ravel. Le texte d’Oscar Wilde intitulé L’Anniversaire de l’Infante avait d’abord inspiré à Franz Schreker un poème symphonique – ou plus exactement une pantomime – en 1908, dans le cercle de Klimt. En modifiant le titre, Zemlinsky marque clairement son intention de faire passer au premier plan le destin du Nain, cadeau offert à l’Infante d’Espagne pour ses dix-huit ans. Nain poète et musicien, le personnage a été interprété comme une autoreprésentation de Zemlinsky lui-même, en quête d’une « tragédie de l’homme laid », souffrant de sa disgrâce physique et amoureux d’Alma Mahler. Certaines voix s’y révèlent, d’autres non. Ainsi, le baryton Simon Neal, incompréhensible en Fauteuil ou en Arbre dans L’Enfant et les sortilèges, est tout à fait remarquable en Don Estoban, le majordome. Voix sonore et bien timbrée, tenue altière, port imposant, il affirme une présence vocale éblouissante avec une articulation impeccable dans le texte allemand. Les voix de Karen Vourc’h en Donna Clara, dont les nuances expriment l’ambivalence entre la femme et l’enfant, et de la camériste Ghita, plus ambrée, interprétée par Lisa Karen Houben, marquent bien le contraste, dans une même tessiture, entre l’indifférence et la compassion. Robert Wörle, qui réussit une belle prestation scénique, toute en nuances, manque en revanche de puissance vocale et semble à la peine dans le rôle exigeant du Nain, notamment dans les aigus, la plupart du temps étranglés. Le lyrisme des airs d’amour en pâtit, même si l’affrontement avec le miroir fonctionne mieux.
On saluera la très belle interprétation de l’Orchestre de Lyon, qui restitue toutes les moirures de cette musique somptueuse. Et l’on ne peut que se réjouir de voir le trop méconnu Zemlinsky mis à l’honneur à Lyon (Une tragédie florentine et Le Nain durant cette saison, La Petite Sirène – poème symphonique – programmée en septembre prochain). À quand le Traumgörge (Görge le rêveur), superbe opéra achevé en 1906 mais créé en 1980 seulement, ou Le Roi Candaule (d’après André Gide), reconstitué en 1996 ?
Versions recommandées :
Ravel: L’Enfant Et Les Sortilèges; L’Heure Espagnole | Compositeurs Divers par R.T.F. National Orchestre
Alexander von Zemlinsky : Der Zwerg (Le Nain) | Compositeurs Divers par James Conlon