Que s’est-il passé ? Comment le jeune amoureux passionné du Barbier de Séville est-il devenu cet époux infidèle et néanmoins suspicieux jusqu’à la brutalité ? On n’en sait rien mais c’est ainsi : le Comte des Nozze di Figaro se comporte en coq de basse-cour, sans considération pour les sentiments et les projets de ses proches s’ils deviennent des obstacles à ses plaisirs. Mais alors que sa source, chez Beaumarchais, représente une catégorie sociale dont la suprématie est de plus en plus contestée dans la France de Louis XVI, le Comte de Da Ponte et Mozart, sous la contrainte de la censure impériale, incarne seulement un de ceux d’entre nous qui, s’étant mariés, ne savent pas aimer.
Car ces Nozze sont aussi une Ecole des maris. Le thème peut être traité en drame ou en pantalonnade. Librettiste et compositeur trouvent d’emblée, pour leur première collaboration, le juste dosage entre les deux tout en conservant le rythme de cette Folle journée dans sa rigoureuse construction dramatique. Equilibre délicat que certains choix de Lluis Pasqual mettent à mal, comme par exemple le traitement différencié des récitatifs et des airs, où des changements d’éclairage, des spots lumineux, des avancées en bord de scène cassent la dynamique alors que par ailleurs la direction d’acteurs a semblé souvent juste et fouillée. La transposition dans les années vingt, avec l’ameublement, les costumes, la raquette du comte tennisman, a priori pertinente par le parallèle possible entre les dernières années de l’Ancien Régime et la fin du règne d’Alphonse XIII, produit des images qui évoquent pour nous l’univers dérisoire de Bécassine chez la Marquise de Grand Air. Il en émane une trivialité diffuse qui devient explicite avec la danse et les lampions qui dégradent le finale du quatrième acte au moment même où la noblesse morale d’un choix fait passer d’une situation de vaudeville au sublime d’un oratorio.
Hélas, la direction musicale ne vient pas transcender le spectacle. Dès l’ouverture, malgré l’honnête qualité de l’orchestre, il est clair que l’enthousiasme ne sera pas au rendez-vous. Est-ce un problème d’âge, de dynamisme personnel ? Antoni Ros-Marba n’est pourtant pas cacochyme, mais ses tempi uniformes privent la partition de sa vie frémissante et contrastée. Cette lecture appliquée plombe la représentation et pénalise les chanteurs en plusieurs occasions.
Heureusement, comme presque toujours au Liceu, ils sont soit bons soit excellents, des plus petits rôles aux premiers plans. On regrette évidemment que Roger Padullés, ténor primé à Toulouse voici deux ans, n’ait pas plus à chanter que les balbutiements de Don Curzio. Valeriano Lanchas donne à Antonio une vigueur rare et bien sonore. Le grand Raul Gimenez compose un Basilio de haute volée scénique, d’une fraîcheur vocale intacte. La jeune Eliana Bayon est une Barbarina désinvolte, et fruitée à point. Marie McLaughlin joue avec conviction Marcellina, tour à tour pincée, concupiscente et maternelle, et forme avec le Bartolo bien conservé et bien en voix de Friedmann Röhling un couple très plausible.
Le Cherubino de Sophie Koch est toujours aussi convaincant et séduisant, vocalement et scéniquement, joignant peut-être aujourd’hui à l’angélique ingénuité dont jouit et joue le personnage une perversité plus perceptible qui tire l’adolescent du côté de l’homme futur, une réussite d’ambiguïté. Ofelia Sala, si remarquable voici deux ans dans Le Roi des Enfants à Montpellier, est une Susanna confondante d’expressivité, dont la voix ronde et bien projetée s’épanouit sans difficulté dans les zones extrêmes du rôle qui mettent d’autres interprètes à la peine. Son Figaro, Kyle Ketelsen, formé à l’américaine, est aussi à l’aise physiquement que vocalement ; tout juste son interprétation nous a-t-elle semblé un peu générique, peut-être parce que le timbre reste monochrome, ce qu’expose le monologue du quatrième acte.
La victime qui finit par trouver la force de se souvenir qu’elle était naguère l’entreprenante Rosina trouve en Emma Bell une incarnation scénique pleine d’élégance et de dignité, qualités qui passent par une intensité expressive prenante et par le contrôle, surmonté, d’un vibrato d’abord prononcé : une grande voix plébiscitée par le public. Ludovic Tézier prête à nouveau au Comte Almaviva les emportements et les rudesses nés du comportement capricieux du personnage, mais le chant n’en porte pas trace et le ramage de ce grand seigneur conserve l’élégance si bien apprise qu’elle en colore même les éclats. Du grand art.
Aux saluts, quelques sonores huées pour le chef mais un beau succès pour l’ensemble du plateau, y compris les chœurs, et des ovations pour la plupart des chanteurs, Emma Bell en tête, une belle chanteuse dans le beau rôle.