Que ce soit précisément avec le Lohengrin de Wagner que la Scala de Milan ait ouvert la saison 2012-13 lui a valu de nombreuses critiques, en Italie surtout. Car si 2013 marque l’année du 200e anniversaire de la naissance de Wagner, c’est également celle de cet autre géant de l’opéra qu’est Giuseppe Verdi. Lohengrin a immédiatement été suivi de deux opéras du compositeur italien(Falstaff et Nabucco) et cinq autres (Macbeth, Oberto comte de San Bonifacio, Un bal masqué, Don Carlo et Aida) viendront s’y ajouter dans le courant de la saison. Quant à Wagner, deux nouvelles productions du Vaisseau fantôme et du Crépuscule des dieux sont au programme, parallèlement à deux cycles complets de L’Anneau du Nibelung.
Tant Falstaff que Nabucco ont été présentés dans de nouvelles mises en scène en coproduction avec le Royal Opera House Covent Garden de Londres. On avait déjà pu voir la saison dernière le Falstaff mis en scène par Robert Carsen ; la première de Nabucco mis en scène par Daniele Abbado aura lieu fin mars. Comme il l’avait déjà fait il y a quelques années dans sa mise en scène de Falstaff pour l’Opéra de Cologne, Carsen déplace l’action de l’Angleterre d’Elizabeth 1ère à la Grande-Bretagne des années 1950. Falstaff fait partie de la noblesse appauvrie et Ford de la classe des nouveaux riches, ce qu’illustrent d’une part, la grande cuisine moderne d’Alice Ford où se déroule le deuxième acte et de l’autre, l’Auberge de la Jarretière où réside Falstaff et qui dégage une atmosphère de solidité et de fiabilité avec ses murs lambrissés et ses clients vêtus de tweed. Ces derniers n’apprécient nullement que la tranquillité de leur routine soit perturbée par de bruyants éléments tels que Dame Quickly et surtout Ford, qui se présente comme un riche Texan. Le fait que la nourriture joue un rôle primordial dans la vie de Falstaff est plus qu’évident ici et, à certains moments, le gros chevalier semble y attacher plus d’importance qu’aux charmes d’Alice. Il n’est dès lors pas étonnant qu’il s’imagine servir lui-même de nourriture quand il se fait attaquer dans le parc de Windsor. Mais finalement, tous les participants à cette chasse s’installeront ensemble à table et Falstaff siégera à la place d’honneur. Une fois encore, Robert Carsen se révèle un maître dans sa manière de créer une interaction passionnante entre des personnages bien profilés et la construction d’ensembles. Tout se passe de manière particulièrement vivante, aucun détail n’est négligé, le rythme est soutenu mais on a parfois l’impression d’être quelque peu submergé par l’abondance. Car en fin de compte, Falstaff n’est pas qu’une histoire de bouffe. Mais l’approche de Carsen fonctionne et la distribution se donne à fond. Peut-on trouver aujourd’hui meilleur Falstaff que Bryn Terfel ? Avec sa stature imposante et son baryton de bronze, il incarne parfaitement le personnage. Il demeure l’aristocrate qui, quoi qu’il arrive, se sent supérieur aux autres et cherche à conquérir sans se soucier de rien ni personne. Même après son plongeon dans la Tamise et son apitoiement sur son sort, il reste le jouisseur, le bon vivant impossible à mater. Terfel détaille et projette le texte de façon magistrale et le porte avec beaucoup de nuances vocales. Le quatuor de dames est mené par Carmen Giannattasio, une séduisante Alice au frais soprano, mais la vedette lui est volée par Daniela Barcellona en Dame Quickly sonore et colorée. Ekaterina Sadovnikova campe une fraîche Nannette et Manuela Custer une honnête Meg. Le solide baryton de Massimo Cavalletti exprime bien la jalousie de Ford, Antonio Poli fait un mélodieux Fenton, tandis que Carlo Bosi, Riccardo Botta et Alessandro Guerzoni font d’excellents Caius, Bardolph et Pistol. À la direction musicale, Daniel Harding donne une exécution agréable mais manquant un peu d’engagement, de relief et de variation.
Sous la conduite de Nicola Luisotti, l’orchestre de la Scala avait une tout autre présence dans Nabucco. Luisotti a donné la force et le tragique nécessaires à cette partition du jeune Verdi, il a évité les effets faciles sans négliger pour autant la tension dramatique et a admirablement soutenu les chanteurs et le chœur. Faut-il dire que l’exécution sobre mais sensible et surtout d’une grande luxuriance vocale du « Va’ pensiero » par un chœur massé tel une foule uniforme sur un plateau nu fut un des grands moments de la représentation ? Selon le metteur en scène Daniele Abbado, ce chœur résume les éléments essentiels de l’opéra : spiritualité, identité propre et liberté. Pour Abbado, les deux protagonistes de l’opéra sont Nabucco et le peuple, et l’œuvre traite de l’homme et de sa spiritualité, elle parle de peur, de souffrance et d’espoir. Il a donc opté pour un décor abstrait qui représente une sorte de cimetière, puis, après la destruction de celui-ci, un désert. Le gris est la couleur dominante, elle est également celle des costumes contemporains des protagonistes et du chœur. Il n’y a pas de différence entre les divers groupes de population ni entre les maîtres et les opprimés. Il n’y a pas de présence militaire, pas de Cour. Nabucco monte sur scène en simple costume gris et c’est par sa personnalité qu’il doit imposer son autorité et éventuellement insuffler la crainte. Ce qui n’est pas tellement évident ni convaincant lorsque l’interprète est un homme d’un certain âge, qui n’est ni très grand ni très élancé et se distingue à peine de son entourage. Il faut attendre que Leo Nucci élève la voix pour en sentir vraiment la menace. Le baryton de Nucci n’est pas fracassant mais il a toujours de la puissance et de la couleur ; le chanteur sait comment chanter Verdi et s’est montré poignant dans « Dio di Giuda ! ». Liudmyla Monastyrska a donné à Abigaille du tempérament, de l’allure et un large soprano homogène qui dominait facilement cette partie exigeante. La basse de Vitalij Kowaljov en Zacharie manquait de densité sonore et a rencontré des problèmes dans les hauteurs de la partition. Aleksandrs Antonenko était un interprète de luxe en Ismaël, Veronica Simeoni une Fenena sensible et Ernesto Panariello un honnête Grand-Prêtre. Tatiana Ryaguzova (Anna) et Giuseppe Veneziano (Abdallo) complétaient cette distribution d’un excellent niveau.
Traduction : Marie Hooghe