Production phare de la rentrée bruxelloise, Lulu confiée au bouillonnant Krzysztof Warlikowski promettait beaucoup. Contrat rempli ! Et c’est dans le livret même de l’œuvre que le brillant metteur en scène est allé chercher son inspiration. On se souviendra en effet que Lulu enfant se rêvait danseuse et qu’elle fut contrariée dans cette ambition par la maladie et un long séjour à l’hôpital, triste étape initiatique de son funeste destin.
L’univers de la danse et la présence des enfants tout au long du spectacle rappellent ces deux éléments du livret et offrent au metteur en scène, avec un érotisme bien sombre, le matériaux de base de sa vision de l’œuvre.
L’ensemble de l’action se déroule dans un décor unique : le hall monumental d’une station de métro, avec ses escaliers mécaniques et ses carreaux de céramique blanche éclairés au néon. Quelques subdivisions de ce vaste volume, dont une sorte d’aquarium mobile, figureront des espaces isolés, sans parvenir jamais à créer aucun sentiment d’intimité, mais qui permettront de superposer plusieurs scènes simultanément et de multiplier les propositions scéniques, parfois contradictoires ou diachroniques, tout comme la musique superpose les plans sonores, dans une somptueuse complexité et avec un luxe de détails exceptionnel.
La prolifération des propositions de Warlikowski apparaît dès lors comme le pendant visuel de la richesse immense qu’on trouve aussi dans la partition; il donne tant à voir simultanément que le spectateur ébloui ne sait où donner du regard. Le metteur en scène engendre ainsi une confusion de l’esprit tout à fait volontaire, et le spectateur un peu perdu – ou émoustillé, c’est selon, – ne pouvant tout comprendre, se surprend à quitter le rationnel. La présence des enfants de l’école royale de ballet d’Anvers, inattendue dans l’univers très érotisé et sans espoir ni poésie de Lulu, établit, par le contraste de leur candeur et de leur innocence avec la misère et la perversion des adultes, un renforcement du sens, et curieusement, un allégement du propos. Tant que les enfants sont là, se dit-on, tout espoir n’est pas perdu; et pourtant… Le recours aux danseurs (Lulu elle même porte abondamment le tutu) permet de dédoubler audacieusement certains personnages, de donner plusieurs interprétations simultanées d’une même scène, et d’enrichir encore le propos. Autre forme de contrepoint, la mise en scène inclut de nombreux recours à la vidéo, le plus souvent l’image de visages traversés d’émotions fortes, celles que la mise en scène ne réussit pas toujours à susciter directement.
Si Warlikowski parvient à convaincre totalement, c’est surtout par l’adéquation quasi idéale entre ses propositions de mise en scène et la musique de Berg, plus que par l’émotion, un peu chichement suscitée, ou la provocation venimeuse, savamment distillée. Quel que soit le niveau de connaissance de la partition qu’on peut avoir au préalable, on se dit que c’est ainsi que doit être l’univers de Lulu, que c’est ainsi qu’il faut monter la pièce, que c’est là la vérité de l’œuvre, même si rien de tout cela n’est ni beau ni bon.
Outre les audaces du metteur en scène, les atouts de cette très riche production sont aussi à chercher du côté des solistes : Barbara Hannigan, dont c’est ici la prise de rôle, est tout simplement époustouflante et campe une Lulu multiple, déboussolée, aux limites de perdre la raison, avec une conviction et un engagement rarement atteints. Vocalement parfaite, la soprano canadienne fait preuve d’un talent scénique au moins aussi abouti que son engagement lyrique. Elle chante dans toutes les positions, y compris les plus inconfortables, sans rien perdre de son talent musical. Cette Lulu idéale, émouvante au-delà de toute morale, ballottée par le destin est toujours vraie jusque dans ses excès. Sa prestation réellement exceptionnelle sera d’ailleurs récompensée par une standing ovation à l’issue de la représentation. A ses côtés, on accordera une mention toute spéciale au Doctor Schön de Dietrich Henschel (il incarne aussi Jack the Ripper), criant de vérité, lui aussi, et parfaitement à l’aise dans cet univers étrange et sulfureux, ainsi qu’à Charles Workman (Alwa), plus modéré dans ses errements, mais vocalement très impressionnant. On notera aussi la bonne performance de Natascha Petrinsky en comtesse Geschwitz. Moins spectaculaires mais pas déméritants, Pavlo Hunka et Ivan Ludlow (respectivement Schigolch et l’Athlète) sont eux aussi très bien distribués.
L’orchestre de la Monnaie, particulièrement attentif, plonge dans cette partition ardue avec un bel entrain, guidé par un Paul Daniel prudent, et dont la prudence se manifeste par un petit manque de souplesse; mais comment ne pas être précautionneux face à une telle partition, surtout si l’on sait que Daniel remplace un collègue indisponible suite à un accident. Généreux et solidement appuyé sur ses troupes, le chef, qui enregistra la partition il y a quelques années, offre néanmoins une pâte sonore somptueuse et une très grande variété de timbres.