Un siècle. Il aura fallu attendre exactement un siècle pour qu’une œuvre de Schreker soit enfin donnée en France en version scénique, après quelques occasions manquées et surtout deux guerres mondiales : en 1914, Le Son lointain aurait dû être créé à Paris, si l’assassinat de l’archiduc d’Autriche à Sarajevo n’en avait décidé autrement. Dans les années 1930, après avoir connu un immense succès au cours de la décennie précédente, la musique de Schreker fut bannie par le régime nazi en tant qu’exemple d’Entartete Kunst : quoi de plus « dégénéré » que la musique d’un compositeur d’ascendance juive, dont les opéras semblaient inclure toutes les formes de décadence et de perversion ? En 1988, Gérard Mortier avait osé monter Der Ferne Klang à Bruxelles, mais il n’avait pas poursuivi l’entreprise. Ce n’est pas lui, mais son successeur Peter Ruzicka qui programma en 2005 à Salzbourg une production de Die Gezeichneten qui fit date, malgré les énormes coupures infligées à la partition. On ne saurait donc trop saluer le courage manifesté par l’Opéra du Rhin, courage qui s’avère payant, sinon toujours en termes de fréquentation (le public est frileux dès qu’on lui offre de l’inédit), du moins en termes de réussite artistique.
Porté par Marko Letonja, l’orchestre de l’OnR ensorcelle l’auditeur en donnant à entendre les audaces sonores voulues par Schreker, les combinaisons inouïes de timbres (avec un célesta très présent), l’incroyable complexité de son écriture chorale (félicitations aux chœurs de l’Opéra de Strasbourg, qui ont fort à faire tout au long du deuxième acte). L’invention du compositeur se concentre en grande partie sur les intermèdes orchestraux et sur ces passages où le personnage de Fritz tente d’exprimer ce qu’est pour lui le fameux « son lointain ». L’Opéra du Rhin a également su trouver les voix aptes à incarner le drame de Schreker. Helena Juntunen a la sensualité qui convient à l’héroïne, candide jeune fille au premier acte qui bascule dans la prostitution, mi-Lulu (pour la dégringolade d’acte en acte), mi-Manon (Grete devenue la courtisane Greta fait une entrée triomphale en disant « Suis-je vraiment si belle ? », comme l’héroïne de Massenet arrivant au Cours-la-Reine en demandant « Suis-je gentille, ainsi ? »). Son timbre sait affronter les déchaînements orchestraux mais garde une fraîcheur juvénile, là où d’autres avant elles sonnaient bien trop mûres (comme par exemple Gabriele Schnaut sur le disque Capriccio). Vu notamment en Tamino à Londres (DVD Opus Arte), Will Hartman parvient, lui, à préserver un timbre mozartien dans un rôle de ténor héroïque, certes bref (une courte scène au début du premier acte, un air au deuxième, une intervention moins courte au troisième). Autour d’eux, quantité de seconds rôles, avec des chanteurs qu’on retrouve d’un acte à l’autre (comme dans Lulu) : on signalera parmi eux le Chevalier de Stanislas de Barbeyrac, qui confirme les promesses de son Narraboth à Bastille l’an dernier, le Comte de Geert Smits ou la vieille femme, maquerelle quasi ogresse, de Livia Budai. Quelques élèves de l’Opéra-Studio apportent eux aussi une appréciable contribution, notamment au deuxième acte.
Stéphane Braunschweig propose une visualisation très épurée de ce post-romantisme foisonnant. La scène onirique qui conclut le premier acte séduit, avec sa forêt de quilles géantes, son lac-miroir et son sol de velours écarlate. Ce sol vallonné, on le retrouvera à chaque acte : au dernier, où un Fritz-Tristan agonise longuement, soutenu par Rudolf-Kurwenal, en attendant le retour de Grete-Isolde, et surtout au deuxième acte, où il devient l’essentiel du décor, parsemé de quelques poteaux à rayures bleues et blanches pour évoquer « La casa delle maschere », établissement vénitien des plus louches où Grete est devenue Greta. Le problème est ici le même que pour l’acte de Venise des Contes d’Hoffmann : comment créer l’atmosphère de débauche qui convient ? Loin des images explicites d’un Olivier Py, la mise en scène se borne à faire s’asseoir ou s’allonger à terre les messieurs en frac portant masque de poisson et les dames en guêpière, porte-jarretelles et déshabillés mousseline et plumes. Face à un tel costume, digne d’une pensionnaire de maison close, comment Fritz peut-il même se méprendre une seule seconde sur ce qu’est devenue sa petite Grete d’autrefois ? Quand le héros indigné insulte l’héroïne (comme dans La Traviata), il lui répand sur la tête un panier plein de poisson, moment d’un goût douteux. Par ailleurs, et là encore comme Lulu ou comme Les Contes d’Hoffmann, Der Ferne Klang nous transporte dans les coulisses d’un opéra en train de se jouer. Stéphane Brauschweig a donc voulu jouer du théâtre dans le théâtre, avec ce grand mur nu percé d’une entrée des artistes, déjà présent au premier acte (c’est par là que Fritz, puis Grete fuient la réalité pour se réfugier dans l’art) puis surtout au troisième, sa présence en fond de scène chez Fritz se justifiant sans doute de façon moins claire. Voilà donc une œuvre qui pourrait bien tenter un Robert Carsen, habitué à cette problématique. Avis aux directeurs de théâtre : les opéras de Schreker n’attendent que d’être donnés en France.