Œuvre éminemment complexe, mêlant géo-politique, tension religieuse, intrigue amoureuse et drame familial, le Don Carlo de Verdi est présenté à Salzbourg dans sa version longue, en italien, y inclus l’acte de Fontainebleau. C’est près de cinq heures trente de spectacle, donc, que le prestigieux festival autrichien dédie au bicentenaire de Verdi, en une production grandiose qui est aussi une époustouflante réussite. Et c’est cette réussite que viennent admirer à 400€ la place les représentants d’une Europe qui ne connaît pas la crise, débarqués en tenue de soirée de rutilantes limousines allemandes dès le milieu d’après midi, sous l’œil un peu étonné des touristes en short, campés de l’autre côté du trottoir et venus là comme au spectacle. Le festival de Salzbourg est fait, lui aussi, de saisissants contrastes.
Il y a tout d’abord la mise en scène : Peter Stein, en homme de théâtre accompli, a analysé l’œuvre dans ses multiples dimensions et tend à nous les restituer toutes, avec un évident souci du détail et une grande tendresse pour ses personnages. Rien n’est blanc ou noir dans sa conception, tout est nuance, approfondissement, dans un éminent souci du respect du texte et de l’esprit de l’œuvre, s’appuyant sur les notes de Verdi lui-même, prises au fil des répétitions lors de la création à l’opéra de Paris. Alors bien sûr, quelques esprits chagrins pourront reprocher à cette mise en scène d’être trop près du texte : il n’y a ici aucune volonté de ré-interprétation, de modernisation, de transposition, contrairement à ce qui se fait un peu partout depuis une ou deux dizaines d’années. Stein ne réécrit pas l’histoire – le livret est riche assez pour qu’il n’y ait nul besoin d’en rajouter – il la montre avec splendeur et minutie, comme le ferait un bon musicien, scrupuleux de sa partition. Ce travail rigoureux lui permet de mettre en lumière des personnages complexes, ambigus, pétris de contradiction, qu’il fait évoluer avec faste et grandeur et dont il livre les combats intérieurs avec pudeur et émotion. Le soin tout particulier, souligné d’ailleurs par la richesse de la partition musicale, qu’il apporte aux duos, révèle une très fine connaissance de l’âme humaine doublée d’une grande générosité. Il compose par ailleurs quelques grandioses tableaux, inspirés par la peinture flamande de l’époque, faisant subtilement alterner les atmosphère intimistes et les grands déploiements d’effectifs que le plateau sur-dimensionné du Großes Festspielhaus autorise.
Quelques touches discrètes créent des émotions bien vives, comme lorsqu’à la fin du premier acte, la neige tombe doucement sur le pauvre Don Carlo anéanti ; d’autres moments sont peut-être un rien moins aboutis, comme le feu de l’autodafé simulé par images vidéo – c’est un épisode toujours délicat si on ne veut pas prendre le risque de réduire le théâtre en cendres… Les décors, mais surtout les costumes somptueux contribuent bien entendu à créer ces atmosphères propices et maintiennent un lien étroit avec la peinture d’époque : le chapeau de Philippe II est celui de son portrait par Anguissola, les ors des robes d’Elizabeth et d’Eboli, du gilet de Don Carlo semblent tirées de tableaux du Titien, tout comme la robe violette du Grand Inquisiteur. C’est l’univers sombre et violent, ce sont les sentiments exacerbés de la Renaissance qui apparaissent ainsi sous nos yeux.
Il y a ensuite la distribution ! Elle réunit des chanteurs issus d’au moins trois générations, et puise dans chacune d’elle les meilleurs éléments pour chaque rôle. La basse Matti Salminen, qui commença sa carrière dans les années ’60, incarne un Philippe II désabusé et aux limites de son âge; certes, la voix accuse quelques faiblesses, mais le personnage qu’il crée, à la fois terrible et dérisoire, est d’une surprenante richesse, que souligne d’ailleurs la musique de Verdi, qui lui réserve les plus beaux airs. Lorsqu’il chante, au début de l’acte IV, ses désillusions d’époux (« Ella giammai m’amò ») – avec pour contrepoint l’époustouflant solo du violoncelle – la salle, très majoritairement dans la même tranche d’âge, partage son émotion en tremblant. Dans la veine héroïque, Jonas Kaufmann est sans doute le meilleur ténor du moment. La bonne surprise est de découvrir aussi, en plus d’une voix au timbre incomparable, un acteur inspiré qui habite le rôle de Don Carlo, velléitaire, névrosé, fruit de nombreux mariages consanguins, aux limites de la déraison, avec beaucoup d’intensité. Vocalement il ose des nuances pianissimo mettant sa voix complètement à découvert, exprimant la vulnérabilité de son personnage de façon désarmante, comme en témoigne l’exemplaire duo avec Elizabeth au cinquième acte, si subtilement conduit par le chef aux limites de l’audible, et d’un saisissant effet dramatique. Autre très grande vedette de la soirée, Thomas Hampson, aidé par un physique toujours svelte et élégant, donne au rôle de Posa noblesse et caractère, en même temps qu’une interprétation vocale exemplaire. Son air (« Moro per te ») puis son duo avec Don Carlo, lorsque le duc vient le rejoindre dans sa prison, porte l’émotion à son comble, à la fois par la force dramatique du livret mais aussi par la pureté de l’interprétation. Le Grand Inquisiteur d’Eric Halfvarson, vieillard aveugle et irascible mais omnipotent, est une composition parfaitement effrayante du dogmatisme religieux dans sa dimension la plus totalitaire, de son emprise sur le politique, et renvoie sans qu’il soit besoin de rien souligner aux problèmes de notre temps.
A ces quatre vedettes masculines, la production salzbourgeoise adjoint une distribution féminine d’aussi grande qualité : Anja Harteros rivalise de puissance et d’éclat avec Ekaterina Semenchuk. Si cette dernière semble un peu supérieure sur le plan strictement vocal – les airs d’Eboli offrent un incomparable podium aux chanteuses qui ont des moyens – la première l’emportera sans doute par l’ampleur de sa palette interprétative, parvenant à rendre la diversité des situations et des sentiments par lesquels passe la pauvre Elisabeth avec une étonnante souplesse et beaucoup d’émotion. Plus conventionnelle et plus discrète, l’interprétation de Maria Celeng dans le rôle du page Tebaldo ne manque cependant pas de fraîcheur.
Mais ne nous y trompons pas, les véritables artisans de cette magnifique performance musicale sont aussi dans la fosse : l’orchestre philharmonique de Vienne déploie tout au long de la soirée une richesse de couleurs, un soin dans les solos et une cohésion exemplaires, de sorte qu’à aucun moment on ne sent le temps passer. Certes, Antonio Pappano dispose là d’un instrument incomparable, mais c’est tout de même à lui en dernier ressort, à sa connaissance de l’art du chant, à son extrême sollicitude pour tous ses partenaires, à son sens exemplaire de la construction dramatique mené par une énergie infatigable, qu’on doit la réussite totale de cette soirée, saluée avec enthousiasme par les très longs applaudissements du public