Tout a été dit ou presque sur l’incapacité de Renée Fleming à saisir les arcanes subtils du Lied et de la mélodie. Trop exubérant, son verbe ; trop complaisante, sa technique ; trop show off, son tempérament ; trop ostentatoire, finalement presque trop somptueuse, sa voix. Somme toute trop américaine, cette chanteuse. Qu’il nous soit permis de souligner combien ces jugements catégoriques ne relèvent que d’un mépris aussi facile qu’injustifié. Facile car se réfugier derrière le très douteux argument du déterminisme culturel n’est qu’une bonne manière d’éviter de se forger une opinion étayée, et injustifié car la plus américaine de nos sopranos est férue de culture germanique. Ce récital pour le prouver : un programme dont le sérieux touche à l’austère, des pages viennoises décadentes, toujours complexes, parfois mal connues, et pas la moindre paillette sur le papier.
Que le glamour affleure tout au long du concert est pourtant manifeste. La rigueur de la diction (que n’altèrent pas de menues fautes de texte), la fermeté d’une technique qui nous restitue un instrument n’ayant rien perdu qu’un peu de chair dans le grave après bientôt trois décennies de carrière, Fleming les tient d’Arleen Auger, d’Elisabeth Schwarzkopf. Le moelleux de la voix, les moirures somptueuses du timbre, par contre, n’appartiennent qu’à elle. Ce chant, naturellement, organiquement, est aussi extraverti qu’une robe haute couture. La fine courbe qui dessine la première phrase de « Ich atmet’ einen linden Duft » ne murmure pas mais s’exclame, « Liebst du um Schönheit » est moins timide que séducteur, les miniatures de « Gleich und Gleich » ou de « Frühling übers Jahr » ne sont ni sans coquetterie, ni sans sophistication. Est-ce facilité ? Peut-être, puisque la voix de Fleming est faite pour cela – encore que plusieurs Lieder rythmés, chez Wolf et chez Mahler, demandent toutes les souplesses d’une voix plus à son aise dans le développement de longues lignes mélodiques. Est-ce complaisance ? Assurément pas, tant l’extraversion, chez Fleming, est dénuée de narcissisme. Les splendeurs, les afféteries même qu’elle s’autorise ne masquent pas la sincérité ni l’implication de l’artiste, capable de fulgurantes concentrations dans les œuvres de Zemlinsky (la toute fin de « Auf See », comme surgie du silence) et de Korngold (« Sterbelied » et « Was Du mir bist ? » surtout, qui tournent ostensiblement autour de l’extrait de La Ville Morte qui sera donné en bis un peu plus tard), ces deux compositeurs flattant le plus, par leurs irrésistibles touches de nostalgie, sa voluptueuse vocalité. Pendant tout ce temps, Maciej Pikulski impose à l’oreille ce que le piano de « Das Heldengrab am Pruth », de « Jane Grey » ou de « Ich bin der Welt abhanden gekommen » contient de merveilles. L’accompagnateur qui se fait partenaire, est-ce vraiment la marque d’une diva superficielle ?
Comme l’on se délecte de cette Vienne toute en fantasmes, où l’on devine des Apfelstrüdel servis avec double dose de crème, arrive l’heure des bis, et l’allemand cède au français : la première mélodie du Temps l’horloge en hommage appuyé à Henri Dutilleux, qui reçoit de son fauteuil d’orchestre les mille baisers de la chanteuse, suivie de « Filles de Cadix » plus qu’exotiques et d’une sculpturale Shéhérazade. Mais le grand final appartient évidemment au « Mariettaslied » dont Fleming maîtrise comme personne le délicat mélange de chic et de vague à l’âme. Tant de sérieux sorti d’une voix si fastueuse : rarement l’on aura aussi bien compris ce que Hermann Bloch voulait dire quand il voyait dans la Vienne du début du XXe siècle les avatars d’une « apocalypse joyeuse. »