Pourquoi le sixième opéra de Verdi, I due Foscari, ne fait-il pas partie des titres qu’affichent régulièrement les théâtres lyriques ? Aux raisons habituellement invoquées – livret sommaire, partition mineure occultée par d’autres compositions plus abouties -, cette version concertante proposée par l’Opéra Royal de Wallonie en relève une supplémentaire : quels interprètes aujourd’hui sont capables de répondre aux exigences d’un ouvrage bancal à plusieurs titres ? Seuls des géants peuvent, sans renoncer à l’expression, satisfaire les impératifs de l’écriture pour donner à comprendre les enjeux de l’œuvre. Face à ce dilemme, Giuseppe Gipali choisit de privilégier la ligne au détriment de l’héroïsme. L’étoffe est noble, avec dans son toucher un velours alla Bergonzi. Qu’il soit annoncé souffrant en début de représentation ne semble pas avoir d’incidence majeure sur son chant. La prudence est de mise, la puissance moindre mais toutes les notes sont là. La fougue, le mordant seraient-ils davantage accentués si le chanteur était en pleine possession de ses moyens ? Tel qu’il se présente en tout cas à Liège, ce Jacopo touche plus au cœur qu’aux tripes. En Lucrezia, Sofia Soloviy nous rappelle que courage ne veut pas dire bravoure. Du courage, il en faut pour se frotter à un rôle revendicatif, hérissé de notes acérées. La soprano ukrainienne n’en omet aucune mais la vaillance n’est pas pour autant au rendez-vous. Le son, systématiquement effilé dans l’aigu, pique plus qu’il ne frappe ; le portrait manque de véhémence.
Puis survient Leo Nucci et soudain le drame prend place. Le baryton d’ailleurs ne survient pas, il entre d’un pas traînant, vieillard usé par les ans et par l’épreuve ainsi que le veut l’histoire. Le récitatif qui précède sa romance, « Vecchio cor » achève de planter le décor. Le sort fait à chaque mot, l’élan, ce slancio qui imprime à la phrase verdienne son mouvement, imposent en quelques mesures le personnage. Le premier air de Francesco, avec ses pignons de vocalises, n’est pourtant pas celui qui met le plus en valeur la qualité d’un chant sur lequel les ans ne semblent pas avoir de prise. L’usure du timbre, la lassitude du ton ne sont qu’apparences dictées par le livret. Vite, le tigre sort ses griffes et la tension monte d’un cran. Sofia Soloviy ne se métamorphose pas pour autant en soprano dramatique colorature mais, magnétisée par son partenaire, Lucrezia fait mieux que s’animer : elle existe. En Loredano, Wojtek Smilek apporte aux ensembles du deuxième acte leur indispensable part d’ombre. Des salves d’applaudissements viennent interrompre les numéros. Quelques cris d’enthousiasme fusent. Vieux briscard, Leo Nucci sait doser ses effets et laisse la salle s’échauffer tout en évitant que la pression retombe. Sommet de l’œuvre, la scène finale lui offre alors l’occasion de brûler ses meilleures cartouches. « Questa dunque è l’iniqua mercede » martelé, proféré d’une voix inflexible, rend le public inflammable. Même couvert, l’aigu impressionne. La note finale tenue au-delà du raisonnable est l’étincelle qui met le feu à la salle. Une spectatrice, n’y tenant plus, offre au baryton le bouquet de fleurs qu’elle avait prévu de lui donner au moment des saluts. Une partie de l’assistance se lève, quelques « bis » se font entendre, timides comme s’ils ne voulaient pas abuser des ressources d’un chanteur de 71 ans tout de même. Le sourire aux lèvres, Leo Nucci fait applaudir le chœur et l’orchestre avant de reprendre l’air avec la même intensité et la même note finale interminable. « Che Venga a me » ensuite n’a pas autant d’impact mais qu’importe, la partie est gagnée. Il a suffi d’un géant pour exalter le génie de Verdi.
Un géant ? Non, deux. Dès le prélude, Paolo Arrivabeni tend la toile sur laquelle, la soirée durant, il va poser par larges aplats ou, à l’inverse, à la pointe fine, les couleurs d’une partition riche d’effets orchestraux. Incisive, sa direction utilise évidemment les contrastes sans pour autant faire ronfler la machine ou abuser de pompe. L’Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie s’épanouit pleinement sous la battue de son directeur musical. Rappelons que Paolo Arrivabeni a été nommé à ce poste en novembre 2007. Le succès de ces Due Foscari est aussi le sien.