C’est d’une fiction théâtrale ayant pour héroïne la fille de René d’Anjou, comte de Provence passé à la postérité sous le nom de Roi René, que Modeste Tchaïkovski tire le livret de Iolanta, dernier opéra de son frère Piotr. Il ne s’agit pas d’une reconstitution historique mais d’une histoire d’amour qui a suscité par la suite des analyses multiples, symboliques, psychanalytiques, voire philosophiques. Elle a pour cadre l’univers médiéval, celui où les mariages sont arrangés dès l’enfance, celui où les disgrâces des enfants sont la sanction des péchés des pères, où les grands médecins ne sont pas chrétiens, où la beauté de la Création atteste de la puissance du Créateur, et où l’expression du bonheur personnel s’accompagne forcément d’une célébration du Seigneur.
Iolanta ressemble donc aux légendes édifiantes du Moyen Age ; on y retrouve le jardin clos, la belle dame, le gardien jaloux et les nobles chevaliers. A la Halle aux Grains, il n’en reste pas grand-chose. à cause d’une transposition qui manque de clarté. En pénétrant dans la salle on découvre sur le plateau, dont il occupe environ la moitié, un abri pour piscine en aluminium et verre ; en fait il s’agit de la serre qui représente le jardin où Iolanta vit recluse. Dans ce décor sans grâce signé Christophe Ouvrard, les costumes à la mode 1890, dont il est également l’auteur, créent une impression d’anachronisme difficile à dépasser ; évidemment dépourvus des couleurs vives des enluminures ils embourgeoisent les grands seigneurs et, les privant de toute grandeur visible, nuisent à l’exaltation de la grandeur divine et à la somptuosité attendue du tableau final. La mise en scène de Jacques Osinski va dans le même sens lorsque le duc de Bourgogne est montré en viveur à la Maupassant porté sur la bouteille, et qu’elle fait apparaître dans le lieu de l’innocence la capiteuse Mathilde dont le duc chante la sensualité. Pour le reste, elle règle les entrées et sorties des personnages en exploitant les différents dégagements offerts par le lieu, sans toujours s’astreindre à suivre le livret – Vaudémont ne cueille pas de fleurs – ce qui rend parfois les surtitres incompréhensibles. Enfin pour ce qui est des lumières, on veut croire que Catherine Verheyde n’a pu, compte tenu du lieu, les régler à son gré pour le tableau final.
Heureusement, l’aspect musical et vocal est beaucoup plus satisfaisant. Tugan Sokhiev avait déjà dirigé Iolanta avec l’Orchestre national du Capitole en 2007, à Toulouse et en tournée. Aussi peut-on affirmer que les musiciens connaissent bien leur partition et la maîtrisent. Familier de l’œuvre, le jeune chef en respecte les climats ; contrôlant son goût pour les déchaînements sonores il établit un rapport très juste entre la fosse et le plateau ; les accents sont marqués sans excès et le crescendo final est conduit magistralement. Du beau travail ! Quant au chœur, sa participation est très réduite mais pas sa qualité.
Très lié au Marinski, Tugan Sokhiev y avait recruté l’essentiel de sa distribution du concert 2007, tout comme celle de l’Onéguine donné l’an dernier. La réapparition de visages et de noms déjà notés confirme l’existence de cette filière. Précisons cependant que la mention « débuts in loco » portée dans le programme se justifie compte tenu du fait que les artistes en question n’avaient pas été engagés par le Capitole mais par l’orchestre, les directions du théâtre et de l’orchestre étant distinctes, ce qui créa dans le passé maintes frictions. Guest star, le baryton anglais Garry Magee est passé du rôle d’Onéguine à celui du duc Robert, auquel il donne un relief scénique et un éclat vocal très convaincants malgré sa brièveté. Mikhail Kolelishvili, naguère Grémine, incarne noblement le père dont il fait passer le déchirement, dans l’air fameux, avec une élégante sobriété. Deux nouveaux venus dans les rôles du médecin maure et du chevalier amoureux de Iolanta. Le baryton Valéry Alexeev est le savant réservé mais ferme dans les convictions qui découlent de son savoir, fermeté paisible dont sa voix est l’écho. Le ténor Akhmed Agadi, dans le rôle masculin le mieux servi, celui de Godefroy de Vaudémont, semble à la peine, avec une émission serrée et une justesse douteuse dans sa première scène ; par la suite cela s’arrange, mais le lyrisme rayonnant qui fait du personnage l’équivalent mâle de Iolanta manque d’évidence. Les rôles secondaires de Bertrand, le gardien, et d’Alméric, l’écuyer du Roi,sont tenus impeccablement par la basse Eduard Tsanga, un revenant, et le ténor Vasily Efimov, à la voix claire et sonore.
On fera le même compliment à la soprano Eleonora Vindau et à la mezzo Anna Markarova, déjà entendue dans Onéguine, ici sacrifiées dans les rôles des amies de Iolanta, tout comme au beau contralto Anna Kiknadze, naguère Olga sur la même scène, dans les trop brèves interventions de la nourrice Marthe. Dans le rôle-titre Gelena Gaskarova ; physiquement très proche d’un mannequin, on peut comprendre qu’elle séduise Vaudémont ; vocalement, elle a toujours son étendue remarquable mais aussi les stridences légères de l’extrême aigu donné forte. Est-ce parce que nous avons du mal à chasser l’image glamour de sa Tatiana en concert que sa Iolanta ne nous émeut pas vraiment ? Ou parce qu’elle n’irradie pas suffisamment la luminosité du personnage ?
Au final donc une certaine déception, liée surtout à l’aspect visuel, vient tempérer le plaisir que cette exécution promettait. A refaire, dans d’autres conditions ?