Il existe un mystère Tristan. La manière dont Wagner s’est approprié le mythe ne cesse de surprendre. Malgré sa durée pléthorique, son opéra délaisse une bonne moitié de l’intrigue pour se focaliser sur le couple éponyme (dont au moins un des deux membres occupe la scène, à n’importe quel moment de l’œuvre). Ce fossé, séparant la richesse symbolique de l’œuvre et la densité de son action différencie de la même manière, en une étonnante mise en abyme, la longueur des deux rôles maudits, omniprésents, et leur dynamisme purement théâtral ; leur complexité, évidemment immense, réside ailleurs, dans une sorte d’osmose avec l’orchestre, dans un récit du texte accentuant ce qu’ils représentent en tant que mythes plutôt que ce qu’ils pourraient être en tant qu’humains. Ce parti pris peut être vu comme une carence, ou tout au moins une maladresse éloignant du public les personnages. C’est peut-être ce que considéraient Olivier Py et, dans une moindre mesure, Patrice Chéreau, lorsqu’ils se sont attaqués à ce que Nietzsche appelait « l’œuvre la plus dangereuse dans tous les arts » : l’un comme l’autre ont favorisé une intrigue humaine, offrant aux protagonistes l’épaisseur charnelle que Wagner, plus spirituel que jamais, n’avait pas voulu leur accorder. Peter Sellars comme Bill Viola préfèrent garder de Tristan ce que Tristan leur a offert : avant tout des symboles. La direction d’acteur n’est certes pas hiératique, ni même minimaliste, mais elle est sobre, et distribue avec une parcimonie aussi juste qu’audacieuse des gestes qui compensent au centuple leur rareté par leur inspiration, leur intelligence ! La colère d’Isolde, l’autopsie de Tristan (« Sie lachen sie mir lieder singen »), la purification du couple, la chute infinie qui le plonge dans l’amour, les lumières aveuglantes au final du I, tout le duo du II, vécu en une fervente prière, les morbides hallucinations du dernier acte, l’effervescence finale (et littérale !) des amants… on ne parvient plus à distinguer ce qui, dans ce flot d’images et de postures remarquables, tient de la mise en scène ou des projections vidéos, tant Sellars et Viola ont tout créé en cohérence et en intelligence (et quelle intelligence !). Dès lors, réduire cette production à son esthétisme revient à nier sa puissance créatrice, son extrême justesse, sa belle lisibilité, l’émotion merveilleuse qu’elle dégage, durablement. Et critiquer un effacement prétendu devant Tristan, une pusillanimité face au mythe, c’est oublier que cette démarche découle avant tout d’une grande fidélité à l’esprit de l’œuvre, effacée, par respect, face à la légende du couple, et présentant un symbole d’amour universel, qui se passe de surcharge, de surinterprétations, de surinvestissement.
Karajan racontait que la première fois qu’il dirigea Tristan, il fut ramené du théâtre en ambulance ! Karl Böhm évoquait la difficulté de rester stoïque face au « monstre », de ne pas perdre ses nerfs, de garder le contrôle de cette masse orchestrale aussi subtile que gigantesque, de résister à la tentation d’y plonger. Semyon Bychkov, lui, s’y plonge sans vergogne, laissant régulièrement se déverser d’une tension toujours maintenue d’irrésistibles élans de passion langoureuse. L’orchestre et les chœurs ne sont pas ménagés, mais ils tiennent la distance, et, mieux encore, délivrent une de leurs meilleures prestations ! Les solistes sont au même niveau : Robert Gleadow autant que Bernard Richter, excellents, s’imposent comme des talents à suivre. Ralf Lukas, lui, est connu depuis longtemps ; son Melot scélérat est des plus réussis. Tristan et Isolde, c’est aussi Kurwenal et Brangäne, les pendants humains et dévoués des rôles éponymes, les témoins fidèles de leurs amours interdites. Le premier, Alexander Marco-Buhrmester, est un puits sans fond de beauté vocale, d’harmoniques, d’investissement scénique ; la seconde, Ekaterina Gubanova, est le simple miracle d’une wagnérienne majuscule, timbre de miel et solidité vocale indubitable… âgée de 29 ans ! Ses « appels » du II sont une parenthèse enchantée où musicalité, ligne de chant, engagement dramatique, font de cette quarantaine de mesures un instant suspendu – aussi suspendu que les galeries côté jardin, où Sellars l’a judicieusement placée pour l’occasion. Encore souffrant quelques jours plus tôt (Matti Salminen était même venu en renfort, le temps d’une représentation), alternant les dernières de Tristan à Bastille avec les premières de Fidelio à Garnier, Franz-Josef Selig ne parvient pas toujours à contenir de petites quintes de toux ; l’aigu s’en ressent. Mais le velours de la voix est intact, et le monologue, au cours duquel le désespoir le terrasse littéralement, bouleverse ! Clifton Forbis n’a pas un timbre de rêve : les couleurs, barytonales dans les graves, peuvent séduire, mais les changements de registre, en début de soirée, se font par trop entendre. Le volume, impressionnant, ne manquera pourtant pas de subjuguer au cours du II et surtout, au III, la longue agonie, hallucinée, statique sur l’espèce de sofa qu’il ne quittera pas, restera la plus vécue, la plus profonde jamais entendue : anthologique ! Anthologique aussi est l’Isolde de Waltraud Meier. La voix, on le sait, n’a plus tout-à-fait l’étendue d’antan : les aigus se font difficultueux, et sont souvent écourtés (quoique jamais esquivés). Mais la cantatrice reprend vite ses marques, et trouve dans chaque scène, dans chaque réplique, le juste ton, le regard et l’accent adéquats, instinctivement. Fidèle à l’épure demandée par Sellars, elle n’en oublie pas pour autant ce qu’elle a appris avec Chéreau, une Isolde d’entrée de jeu moins hystérique que désespérée, moins coléreuse qu’humiliée. Et ce n’est que lorsque l’amour, contenu tant bien que mal depuis si longtemps, parvient enfin à s’exprimer, que la voix se développe tendrement, voluptueusement, et tend comme un arc qui ne se rompra plus, jusqu’à une Liebestod sans affect et sans faux-semblant.
A tous les niveaux, cette production aura laissé au spectateur des souvenirs difficilement périssables, jusque dans les dernières représentations de sa dernière reprise. Tout cela méritait bien la standing-ovation accordée par le public de l’Opéra Bastille, ainsi que le « Happy Birthday » entonné par l’orchestre au moment des saluts pour célébrer l’anniversaire de Semyon Bychkov.