Pionnier en Espagne de l’utilisation moderne des lumières au théâtre, Francesc Fontanals, décédé en juillet, fut l’un des fondateurs du Festival de Peralada, son directeur technique et le formateur d’une bonne partie de l’équipe technique actuelle. C’est tout naturellement que cette représentation de Norma lui est dédiée, et sans doute aurait-il été satisfait de la manière dont elle se déroule, dans la synchronisation impeccable entre les fonds de scène et les éclairages et dans le silence le plus complet pendant l’entracte, mis à profit pour installer le dispositif nécessaire au final. Il est rare en effet que la mise en scène et la réalisation technique s’allient aussi efficacement et aussi harmonieusement. Hormis quelques accessoires nécessaires – sceptre d’Oroveso, gond, poignard – rien ne détourne l’attention des péripéties du discours musical et vocal puisque sur le plateau nu les lumières d’Alfonso Malanda les épousent étroitement, colorant diversement les fonds de scène de dimensions variables sur lesquels les personnages se détachent, ramenant sans fioritures le spectacle au drame essentiel. C’est bien le point fort de cette représentation que l’efficacité de cette conception de Susana Gomez déjà présentée à Oviedo et semble-t-il portée ici à son accomplissement définitif. Sur la scène nue jusqu’au deuxième acte avec au centre une éminence, d’abord refuge où Norma cache ses enfants, qui deviendra le bûcher fatal, dans les espaces libérés ou encadrés par Antonio Lopez, elle éclaire infailliblement les relations entre les personnages. En outre cette réalisation prend en compte les particularités des chanteurs – par exemple leur taille respective – pour les disposer sur le vaste plan incliné de telle manière que l’œil ne soit pas moins satisfait que le sens théâtral. Les costumes de Gabriela Salaverri s’accordent, par leur sobriété, à ce dédain du décoratif superflu : braies et saies stylisées uniformément sombres pour les Gaulois barbares, complets trois pièces pour les Romains civilisés, mais Adalgisa et Norma se trahissent malgré elles : la coupe de leur robe est romaine et celle de Norma, d’un rouge flamboyant, est déjà d’une Tosca.
Pourquoi s’en offusquer ? Le personnage est bien une prima donna. Ce rang incontesté parmi les siens, elle découvre qu’elle l’a perdu dans le cœur de l’homme auquel l’unit depuis des années une liaison secrète. Si elle pardonne à sa jeune rivale qui lui révèle un éveil amoureux si semblable au sien propre, elle explose contre le traître, mais son ressentiment est celui des héroïnes de Racine, longtemps partagées entre la haine et l’amour. En renonçant, par sa confession finale, à son statut et à la vie, la prima donna révèle sa grandeur d’âme et devient la victime sublime. Cette palette d’émotions diverses, voire contradictoires, Sondra Radvanovsky la parcourt avec une intensité (étrangère à tout vérisme interprétatif) qui ôte aux pages les plus célèbres leur caractère de numéro à sensation et laisse à la musique le premier rôle, donnant à sa Norma une humanité touchante. La voix, homogène, bien projetée, à l’étendue nécessaire pour assumer aisément le rôle ; si les volées de notes étaient aussi maîtrisées que les sons filés, l’artiste aurait peu de rivales ! Son Adalgisa ne se situe malheureusement pas à la même hauteur. Appelée en suppléante, Marina Prudenskaya possède une voix assez souple et assez étendue pour être une digne partenaire ; mais son émission typiquement slave, les sons dans les joues et des résurgences d’accent russe entachent le plaisir que l’on a de sa musicalité pendant les duos avec Norma et de sa très convaincante participation théâtrale. Leur Pollione est à ses débuts dans le rôle. Cela suffit-il à expliquer une voix qui oscille dans les aigus forte jusqu’à frôler le naufrage ? Josep Bros méconnait-il encore ses limites ? La tradition a imposé peu à peu des forts ténors, mais qui en voudrait au ténor catalan de chanter avec sa voix et sa musicalité « naturelles », c’est-à-dire celles qu’on lui a souvent reconnues et pour lesquelles on l’admire ? Heureusement le deuxième acte est moins exigeant pour lui et il redevient le chanteur estimé. Oroveso, en revanche, trouve en Carlo Colombara un interprète chevronné, qui compense par la dignité de son allure un poids vocal un rien exigu dans le vaste espace de l’auditorium. Le sonore Flavio de Jon Plazaola et la discrète Clotilde de Mireia Pinto sont irréprochables.
Autour d’eux, des choristes en tous points remarquables de cohésion et de musicalité. Dans la fosse, l’Orchestre de Barcelone et de Catalogne (OBC) laisse parfois perplexe : certains musiciens sont signalés dans le programme par des astérisques. S’agit-il de supplémentaires ? De suppléants ? De stagiaires ? Certaines sonorités déconcertent par leur verdeur. Mais l’impression globale reste favorable, y compris pour la fanfare en coulisses. Carlo Montanaro, à leur tête, ne nous a pas semblé mériter les quelques condamnations sévères entendues à la sortie. Il a géré au mieux des éléments probablement disparates et sa lecture nous a plu par le souci de concilier rythmes et mélodies, les uns qui animent la partition, les autres qui en constituent la sève nourricière et dont les développements contrôlés doivent se dilater jusqu’à conduire l’auditeur à la volupté. Sommes-nous « facile » ? Sans atteindre à l’idéal, on s’en est souvent rapproché, grâce à Sondra Radvanovsky et, une fois n’est pas coutume mais réjouissons-nous d’autant, grâce à la conception théâtrale de Susana Gomez.
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