Applaudie, depuis l’édition 2003 du Festival de Glyndebourne, comme une des rares wagnériennes actuelles à pouvoir sans pâlir tenir tête aux légendes du passé, c’est grâce au Lied que Nina Stemme foule ses premières planches parisiennes, sans pour autant faire regretter au public les fastes vocaux et orchestraux que prodiguent l’opéra.
Qui a dit que le Lied peut servir de repos salutaire pour les chanteurs, entre deux productions lyriques ? Pour esquiver un débat bien ancien qui resurgit dès qu’un « grand format » se consacre à l’art subtil de la mélodie, Nina Stemme a décidé de s’engager viscéralement dans ce récital, exactement comme elle sait le faire dans Tristan ou dans la Walkyrie. Le vaste crescendo du « mont Pincio » (qui rappelle qu’une autre immense wagnérienne, Kirsten Flagstad, a su rendre justice aux pièces de Grieg), les élans désespérés qui poussent au bord du gouffre « la fille revient des bras de son amant », les vocalises désolées, fantomatiques qui hantent « Ne chante pas en ma présence », et bien sûr les méandres tristanesques des Wesendonck-Lieder ne s’économisent jamais, s’élancent dans l’espace comme des concentrés de dramaturgie et de théâtralité, sans aucun affect cependant. Si rien n’entrave la diffusion de la voix, celle-ci sonne sans forcer quoi que soit. Il n’y a pas « d’arrogance vocale » chez Nina Stemme, mais plutôt de la « sérénité vocale ». Tout rayonne, mais rien ne recourt à l’artifice. C’est dans un naturel jamais troublé que la soprano suédoise semble puiser son éblouissante santé vocale, et cette vitalité gourmande qui fait tout le prix de la soirée.
Jusque dans les mélodies plus intimistes, rien ne s’appesantit ; il en va ainsi d’un « Traüme » étonnamment élégiaque, passionné (on écrirait presque : bondissant !), et des silences de « la Fleur mourut », jamais figés, animés d’une vraie pulsion, toujours. La nature chaleureuse de Nina Stemme ne semble pas vouloir défendre les interprétations anémiées (que les plus optimistes disent « analytiques ») et les attitudes compassées que l’on veut souvent nous faire prendre pour la meilleure manière de comprendre le Lied. Le piano de Bénédicte Haid (loyal mais guère exempte d’imperfections dans la première partie…) favorise cela, qui ne recule pas devant les vagues menaçantes de « Stehe still », ni devant la fausse ingénuité de comptine pessimiste qui fait de « Petite Lasse » une voisine de « La Poste » schubertienne : là où le vagabond du Voyage d’Hiver ne cesse d’interroger son cœur (« mein Herz ? mein Herz ? »), l’amoureux esquissé par Sibelius ne fait qu’appeler, avec douceur mais sans espoir, sa « petite Lasse ». Puissance, naturel, intelligence du texte qui ne se sépare jamais d’une splendeur vocale réaffirmée à chaque mesure… ce sont bel et biens les mêmes qualités qui font les grandes chanteuses d’opéras et les grandes Liedersängerinnen.
Conclu sur des « Eaux printanières » triomphales, le programme (qui nous a parfois mené au bord de la Liebestod) a provoqué des ovations que l’on ne croyait possibles qu’après la longue ascèse de tout un opéra. C’est qu’en deux heures de récital, Nina Stemme a su concentrer une intensité comme on en voit rarement au bout d’une soirée de cinq heures. Pour récupérer (la salle comme l’artiste en ont bien besoin), deux mélodies de Kurt Weill, à l’atmosphère de cabaret, constituent des bis idéaux… mais devant l’insistance générale, le lyrisme fait son retour. Avec Strauss d’abord, et une « Zueignung » dont les « Habe dank ! » vont droit au cœur d’un public décidemment amoureux. Avec Grieg enfin, et un « Je t’aime » au message sans équivoque : « Nous aussi ! » répond la salle à l’annonce de ce dernier rappel !