De tout temps, il s’est trouvé des critiques musicaux qui adoraient jouer au Beckmesser. Notant sur leur tableau noir les fautes qu’ils entendaient, ils n’avaient pas de plus grand plaisir que d’entendre leur craie crisser et de déverser leur bile sur tout ce qui n’allait pas dans un spectacle. Leur rôle aujourd’hui encore est important et respectable, ils sont un peu les gardiens du temple de la musique, et leur présence oblige les artistes à donner le meilleur d’eux-mêmes. Mais ils perdent souvent de vue l’ensemble d’une soirée, qui est plus que la somme de ses parties.
Rigoletto donné en ce moment à Tel Aviv, dans les installations du New Israeli Opera, est un parfait exemple des limites d’une telle vision. Les fautes sont évidentes, et faciles à éreinter : la Gilda d’Hila Baggio n’a pas l’ampleur du rôle, et son soprano joliment corsé ne transperce pas le cœur comme il le devrait. Le Rigoletto de Carlos Almaguer est parfois fâché avec la justesse, et cède trop vite aux excès expressionnistes lorsqu’il se sent en difficulté. La basse Vladimir Braun est une pure horreur en Sparafucile. Massacrer un rôle de tueur, triste ironie. Le hautbois s’étrangle souvent dans les introductions d’aria, et seul le Duc d’Ivan Magri (déjà très remarqué dans La Traviata donnée dans la même ville en mars, mais en version ce concert) ainsi que la Maddalena de Na’ama Goldman échappent à tout reproche, le premier grâce à un instrument aux lignes parfaitement maîtrisées (quelle « Donna e mobile » !), la seconde par une adéquation totale entre une personnalité et un rôle.
Et pourtant, malgré ces faiblesses criantes, le spectacle nous happe et nous transporte, nous laissant complètement bouleversés au rideau final, en accord avec un public bruyamment enthousiaste. C’est que l’opéra est avant tout du théâtre, il ne faut pas l’oublier, et que la mise en scène de David Pountney est une réussite absolue : elle raconte une histoire tragique avec clarté et compassion, et l’émotion nait tout naturellement d’un tel traitement. Enfin, un régisseur qui fait confiance à l’œuvre ! Et à raison : le livret de Rigoletto est un des meilleurs légués par le 19e siècle. Dans des décors modernes mais beaux, les personnages sortent ou rentrent tour à tour de cages de verre qui illustrent leur isolement ; les éclairages sublimes de Paul Pyant révèlent les états d’âme des protagonistes avec une vérité qui prend à la gorge. Et lorsque Rigoletto enlace sa fille au deuxième acte, dans un geste d’une tendresse infinie et que tous deux pleurent l’innocence perdue, nous n’avons pas d’autre choix que de joindre nos larmes aux leurs. Il en va de même dans les dernières mesures du « Caro nome » : les courtisans fascinés par la beauté de la jeune fille qu’ils vont enlever susurrent « Quanto e bella » dans l’obscurité. Leur concentration et leurs costumes d’un raffinement inouï portent ce moment vers une sorte d’éternité. De la beauté et de la poésie, mais pas seulement. Le texte de Piave contient une part de sordide que le metteur en scène assume sans hésiter. Pendant la reprise de son aria, le Duc est gratifié par Maddalena d’une fellation bien visible. Son chant ne semble pas en souffrir, bien au contraire. Les puristes fronceront le sourcil, mais voilà une audace qui, loin de violenter le texte, l’enrichit d’une perspective nouvelle.
Deuxième ingrédient dans la réussite de la soirée : le choeur. Verdi lui a dévolu une large part de l’action. C’est presque un personnage à lui tout seul, et les choristes de Tel Aviv l’ont bien compris, qui règlent leurs mouvements avec une rigueur parfaite et donnent plus d’une fois l’impression que les courtisans sont un gigantesque félin, à l’affût de tout ce qui peut représenter l’innocence. L’autre triomphateur est le chef Daniel Cohen, qui tient son orchestre bien en main, moyennant les minuscules dérapages mentionnés en début d’article. Il soutient son quatuor à cordes avec une attention de chaque instant, portant les crescendi à une intensité dramatique presque insoutenable. Il a également à cœur de faire ressortir l’importance de la percussion dans l’instrumentation du Verdi de la première maturité, aidé par un timbalier qui joue comme si sa vie en dépendait. Tout au long des trois actes, le maestro israélien insuffle à son plateau le souffle et le tonus indispensables.
Au moment de faire le bilan, les forces l’emportent largement sur les faiblesses. Le spectacle emporte l’adhésion, parce qu’il a permis au spectateur de s’éveiller à la dimension tragique de l’existence. Plus qu’avec une simple démonstration technique de chanteurs virtuoses, à quoi on réduit trop souvent Rigoletto.