C O N C E R T S 
 
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BARCELONE
21/07/03
AÏDA

Opéra de Giuseppe VERDI

Livret d'Antonio Ghislanzoni 
sur un sujet d'Auguste Mariette (Mariette Bey) 
développé par Giuseppe Verdi et Camille Du Locle.

Scénographie : Josep Mestres Cabanes 
Production de 1945, restaurée et adaptée par Jordi Castells

Costumes : Franca Squarciapino
Dramaturgie : José Antonio Gutiérrez
Chorégraphie : Ramon Oller
Eclairages : Albert Faura

Aida : Daniela Dessi
Amneris : Elisabetta Fiorillo
Radames : Fabio Armiliato
Amonasro : Joan Pons
Ramfis : Roberto Scandiuzzi 
Il Ré : Stefano Palatchi
Une prêtresse : Ana Nebot
Un messager : Josep Fadó

Choeurs et orchestre du Gran Teatre del Liceu

Direction : Miguel Angel Gómez Martínez
 

Barcelone, le 21 juillet 2003


RETOUR VERS LE FUTUR
 

S'il nous est difficile d'imaginer une représentation d'opéra telle qu'elle pouvait se tenir aux siècles passés, il nous est encore plus difficile de concevoir qu'une telle résurrection puisse toucher un public moderne.
De rares tentatives ont été faites en ce sens : dans les années 80, un Tannhauser avait été donné à La Fenice dans les décors de la création, ne suscitant guère plus que l'intérêt philologique des amateurs les plus curieux.
En 1989, la Liceu proposait Les Maîtres Chanteurs, dans un ensemble scénique créé par Josep Mestres Cabanes en 1944 et 1950 : nous n'étions plus dans les décors de la création, mais nous avions néanmoins encore affaire à la même tradition, déjà presque révolue si l'on songe au dépoussiérage en cours à la même époque au festival de Bayreuth.
Cette découverte eut assez de succès pour que le Liceu renouvelle la tentative, 12 ans plus tard, en proposant en mai 2001 la résurrection des sept tableaux créés par le même Josep Mestres Cabanes entre 1936 et 1945 pour l'Aida de Giuseppe Verdi et méticuleusement restaurés par l'équipe de Jordi Castells (1) .

La production fut accueilli avec un enthousiasme fracassant : à tel point que le Liceu n'a pas hésité à programmer sept nouvelles représentations en juillet 2003 (2).

Né en 1898, Josep Mestres Cabanes commence à travailler pour le théâtre, indirectement d'abord, dès l'âge de 21 ans en tant que collaborateur du scénographe Salvador Alarma. Il continue parallèlement ses études et approfondit la maîtrise de la perspective, tandis que sa production artistique embrasse un champ plus large, allant jusqu'au dessin publicitaire (trait commun à bon nombre d'artistes de cette époque). En 1940, il signe ses premières mises en scène en tant que telles et prend, à la mort de son maître l'année suivante, la responsabilité de l'atelier des décors du Liceu.

L'objectif avoué de Josep Mestres Cabanes est simple : il entend reproduire la réalité au sein de l'espace scénique. Pour y parvenir, il recourt à ce qu'on pourrait appeler l'illusionnisme : il s'agit de créer l'illusion d'une distance, de volumes ou d'éclairages qui, en réalité, n'existent pas.
La tête de cette statue est-elle éclairée de biais par la lumière de cette persienne à demi entrouverte ? Le pied des murs par la lumière vacillante des flambeaux du souterrain qui mène au lieu de jugement de Radames ? Non. Tout se trouve physiquement sur un même plan et seule la maîtrise prodigieuse des lois de la perspective et du trompe-l'oeil nous font voir des plafonds suspendus entre de majestueuses colonnes.

C'est avec cette performance technique que Josep Mestres Cabanes se rattache à la tradition des metteurs en scène qui illustrèrent l'opéra romantique (3).
L'originalité de son oeuvre réside en ce qu'elle dépasse la volonté purement illustrative de ses prédécesseurs : il ne s'agit plus d'un passé reconstitué, idéalisé, mais rêvé.

Comme l'explique lui-même Cabanes : "Lorsqu'un peintre scénographe reçoit la commande d'une oeuvre, la première chose qu'il doit faire c'est lire le livret pour se faire une idée du lieu et de l'époque dans lesquels s'inscrit la pièce (4), ainsi que du moment ou de l'heure où se déroulent l'action (5). Lorsque le scénographe sera bien pénétré de l'atmosphère et du climat de l'oeuvre, il laissera le champ libre à sa fantaisie pour imaginer, sans se soumettre à aucun précepte qui pourrait mettre un frein à son inspiration créatrice. A ce moment là, il ne doit avoir pour seul souci que celui de donner vie à l'image".

Son génie est de réussir une scénographie à la fois réaliste et d'une imagination débordante et qui s'impose dramatiquement comme le noeud central et incontournable de l'action (6)

Si vous ajoutez que les décors sont simplement beaux et les costumes de Franca Squarciapino somptueux - de réalisation moderne, mais dans le style de Cabanes - vous comprendrez que ce travail d'artiste peut encore parler à l'honnête homme d'aujourd'hui. Plus encore : après des décennies de production épurées, cette résurrection nous démontre qu'une scénographie riche reste une voie relativement vierge qui peut être explorée par les metteurs en scène modernes (7).

Seul problème : la lourdeur du dispositif qui impose trois longs entractes (alors que les changements se font à vue entre les scènes).

La dramaturgie de José Antonio Gutiérrez commet l'erreur de viser, elle aussi, une certaine reconstitution ; autant cela se justifie pour le travail de Cabanes, autant cel s'avère inutile quand il s'agit de figer les artistes dans des poses empruntées aux gravures de l'époque et dans une gestuelle frisant parfois le ridicule (d'ailleurs que sait-on du jeu réel des artistes au XIXème siècle ?).

Ramon Oller signe une chorégraphie à la fois simple et spectaculaire : sa compagnie Metros parvient à soutenir l'intérêt tout au long de ces pages qu'on a plutôt l'habitude de voir maltraitées.

Coup de chapeau également à Albert Faura pour des éclairages splendides, non pas statiques "pour la photo", mais vivants et évoluant au cours des tableaux.

Dans cet environnement, le plateau vocal passe un peu au second plan (du moins pour ceux qui découvrent ce spectacle).

Même au mieux de sa forme, Daniela Dessi n'a jamais rien eu d'une Aida ; mais le déclin vocal de l'artiste lui impose des emplois compatibles avec ses moyens actuels, ou du moins sa tessiture. Au démarrage, la voix est assez laide, laissant place à un timbre métallique et à une émission un peu engorgée. Elle se libère après "Ritorna Vincitor", mais nous n'atteignons jamais des sommets et Dessi s'effondre, au propre comme au figuré, sur "O Patria Mia" et son fameux contre-ut que je désespère d'entendre sur scène comme il est écrit, c'est-à-dire piano. Devant cette note, la contraction de Dessi est telle que la chanteuse tombe sur elle-même, après un cri qui ressemble plutôt à un si ; l'orchestre s'arrête tandis que Daniela, allongée sur le sol et le visage tordu de douleur, fait signe qu'on baisse le rideau. Au bout d'un quart d'heure, le public est averti que Daniela Dessi est victime d'une crampe à la cheville. Un peu plus tard, on lui annonce qu'elle reprendra finalement le spectacle. C'est à l'issue d'un entracte supplémentaire de cinquante minutes que le spectacle reprend (il finira passé une heure et demie du matin !). Dessi reprend crânement au milieu de son air et cette fois, nous lui accorderons le contre-ut ... bémol.

En septembre 1990, j'avais été particulièrement impressionné par une jeune chanteuse qui s'aventurait dans la version française du périlleux rôle d'Azucena (édition de Paris du Trouvère.) Les années passant, j'ai été surpris de ne pas voir émerger l'artiste que je pressentais et il semble que des problèmes personnels l'aient empêchée de mener la carrière à laquelle elle pouvait prétendre. Quoi qu'il en soit, cette Amneris est absolument mémorable, du calibre des Cossotto ou des Zajick : les graves magnifiquement poitrinés d'un contralto, les aigus vaillants d'un Falcon, un investissement dramatique qui la conduit à se faire applaudir longuement à la fin de la partie lente de sa grande scène finale, et non pas seulement à la conclusion des imprécations; à croire que cette parenthèse lui aura fait grand bien, comme ce fut le cas pour Olivero (8).

Fabio Armiliato est un excellent Radames : si les moyens ne sont pas exactement ceux d'un spinto, il sait profiter de l'acoustique et son timbre est magnifique (avec un petit cheveu sur la langue, héritage de Corelli qui fut son professeur). Joan Pons est aujourd'hui un chanteur bien fatigué : s'il se tire des passages lents, avec des aigus miraculeusement intacts, sa colère "con impeto selvaggio" de l'acte du Nil le laisse à bout de souffle.

Roberto Scandiuzzi est un Ramfis de très grande classe, presque un luxe, en un mot : parfait.
Incarné par Stefano Palatchi, régional de l'étape, le Roi est également ... bien servi ! Enfin, les petits rôles et les choeurs sont sans reproches.

La direction de Miguel Angel Gómez Martínez surprend quelque peu : si l'efficacité théâtrale est indéniable, certaines accélérations, qui laissent parfois les interprètes sur place, m'ont parues exagérément gratuites.

Côté fosse, et comme pour la récente Walküre, les vents restent le maillon faible et l'intervention des trompettes pour le triomphe frise malheureusement l'amateurisme : un problème de fond à résoudre d'urgence si le Liceu veut aborder en toute sérénité la fin du Ring.
 
 
 

Placido Carrerotti

(1) Comme le précise l'excellent programme du Liceu, le travail de restauration est lui-même ... pyramidal : les sept ensembles représentent un total de 120 pièces composées d'innombrables feuilles de papier peintes tantôt petites, tantôt immenses et rigidifiées par des châssis en bois (grandes toiles de fond ajourées en arc habillant les côtés et la partie supérieure de la scène, toiles de fond placées derrière celles-ci, fonds ajourés couvrant les ouvertures latérales ou postérieures, coulisses, pièces plaquées en oblique, objets tels que statues, etc. Il a fallu poser chacune de ses feuilles à l'envers, les mouiller pour que disparaissent les plis du papier (les décors n'avaient pas été dépliés depuis des décennies ni fait l'objet de mesures de conservation particulières), réparer les déchirures, encoller les contours, et enfin restaurer la peinture une fois la feuille remise à l'endroit, en respectant tons, nuances et épaisseur, mais aussi ces points blancs destinés à accrocher la lumière et partiellement disparus.

(2) Certaines soirées étant d'ailleurs proposées à des prix très bas, selon la politique de "représentations populaires" développée par le Liceu et destinée à permettre à tout public d'assister aux spectacles.

(3) C'est-à-dire et pour simplifier à l'extrême, à partir des années 1820; auparavant, l'accent était plutôt mis sur la richesse des costumes et sur les "machines", les effets spéciaux de l'époque !

(4) Ca paraît bête ...

(5) Vous êtes-vous déjà demandé à quelle heure ou en quelle saison se passait un opéra, lorsque ce n'est pas précisé dans le livret ?

(6) Dans une interview à Opera News (mars 2003), Dolora Zajick notait que la position même des artistes sur le plateau était naturellement imposée par la scénographie ("Cabanes was after a particular look, and to look right, you had to go and stand in a certain spot").

(7) Nous mettrons de côté le contre-exemple de F.Zeffirelli dont les productions récentes sont certes spectaculaires, mais totalement anti-dramatiques.

(8) Bien sûr, si vous rêvez de voir Von Otter en Carmen ou Bartoli en Dalila, cette chanteuse n'est pas pour vous !

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