RETOUR VERS LE FUTUR
S'il nous est difficile d'imaginer
une représentation d'opéra telle qu'elle pouvait se tenir
aux siècles passés, il nous est encore plus difficile de
concevoir qu'une telle résurrection puisse toucher un public moderne.
De rares tentatives ont été
faites en ce sens : dans les années 80, un Tannhauser avait
été donné à La Fenice dans les décors
de la création, ne suscitant guère plus que l'intérêt
philologique des amateurs les plus curieux.
En 1989, la Liceu proposait Les
Maîtres Chanteurs, dans un ensemble scénique créé
par Josep Mestres Cabanes en 1944 et 1950 : nous n'étions plus dans
les décors de la création, mais nous avions néanmoins
encore affaire à la même tradition, déjà presque
révolue si l'on songe au dépoussiérage en cours à
la même époque au festival de Bayreuth.
Cette découverte eut assez
de succès pour que le Liceu renouvelle la tentative, 12 ans plus
tard, en proposant en mai 2001 la résurrection des sept tableaux
créés par le même Josep Mestres Cabanes entre 1936
et 1945 pour l'Aida de Giuseppe Verdi et méticuleusement
restaurés par l'équipe de Jordi Castells (1)
.
La production fut accueilli avec un
enthousiasme fracassant : à tel point que le Liceu n'a pas hésité
à programmer sept nouvelles représentations en juillet 2003
(2).
Né en 1898, Josep Mestres Cabanes
commence à travailler pour le théâtre, indirectement
d'abord, dès l'âge de 21 ans en tant que collaborateur du
scénographe Salvador Alarma. Il continue parallèlement ses
études et approfondit la maîtrise de la perspective, tandis
que sa production artistique embrasse un champ plus large, allant jusqu'au
dessin publicitaire (trait commun à bon nombre d'artistes de cette
époque). En 1940, il signe ses premières mises en scène
en tant que telles et prend, à la mort de son maître l'année
suivante, la responsabilité de l'atelier des décors du Liceu.
L'objectif avoué de Josep Mestres
Cabanes est simple : il entend reproduire la réalité au sein
de l'espace scénique. Pour y parvenir, il recourt à ce qu'on
pourrait appeler l'illusionnisme : il s'agit de créer l'illusion
d'une distance, de volumes ou d'éclairages qui, en réalité,
n'existent pas.
La tête de cette statue est-elle
éclairée de biais par la lumière de cette persienne
à demi entrouverte ? Le pied des murs par la lumière vacillante
des flambeaux du souterrain qui mène au lieu de jugement de Radames
? Non. Tout se trouve physiquement sur un même plan et seule la maîtrise
prodigieuse des lois de la perspective et du trompe-l'oeil nous font voir
des plafonds suspendus entre de majestueuses colonnes.
C'est avec cette performance technique
que Josep Mestres Cabanes se rattache à la tradition des metteurs
en scène qui illustrèrent l'opéra romantique (3).
L'originalité de son oeuvre
réside en ce qu'elle dépasse la volonté purement illustrative
de ses prédécesseurs : il ne s'agit plus d'un passé
reconstitué, idéalisé, mais rêvé.
Comme l'explique lui-même Cabanes
: "Lorsqu'un peintre scénographe reçoit la commande d'une
oeuvre, la première chose qu'il doit faire c'est lire le livret
pour se faire une idée du lieu et de l'époque dans lesquels
s'inscrit la pièce (4),
ainsi que du moment ou de l'heure où se déroulent l'action
(5).
Lorsque le scénographe sera bien pénétré de
l'atmosphère et du climat de l'oeuvre, il laissera le champ libre
à sa fantaisie pour imaginer, sans se soumettre à aucun précepte
qui pourrait mettre un frein à son inspiration créatrice.
A ce moment là, il ne doit avoir pour seul souci que celui de donner
vie à l'image".
Son génie est de réussir
une scénographie à la fois réaliste et d'une imagination
débordante et qui s'impose dramatiquement comme le noeud central
et incontournable de l'action (6)
.
Si vous ajoutez que les décors
sont simplement beaux et les costumes de Franca Squarciapino somptueux
- de réalisation moderne, mais dans le style de Cabanes - vous comprendrez
que ce travail d'artiste peut encore parler à l'honnête homme
d'aujourd'hui. Plus encore : après des décennies de production
épurées, cette résurrection nous démontre qu'une
scénographie riche reste une voie relativement vierge qui peut être
explorée par les metteurs en scène modernes (7).
Seul problème : la lourdeur
du dispositif qui impose trois longs entractes (alors que les changements
se font à vue entre les scènes).
La dramaturgie de José Antonio
Gutiérrez commet l'erreur de viser, elle aussi, une certaine reconstitution
; autant cela se justifie pour le travail de Cabanes, autant cel s'avère
inutile quand il s'agit de figer les artistes dans des poses empruntées
aux gravures de l'époque et dans une gestuelle frisant parfois le
ridicule (d'ailleurs que sait-on du jeu réel des artistes au XIXème
siècle ?).
Ramon Oller signe une chorégraphie
à la fois simple et spectaculaire : sa compagnie Metros parvient
à soutenir l'intérêt tout au long de ces pages qu'on
a plutôt l'habitude de voir maltraitées.
Coup de chapeau également à
Albert Faura pour des éclairages splendides, non pas statiques "pour
la photo", mais vivants et évoluant au cours des tableaux.
Dans cet environnement, le plateau vocal
passe un peu au second plan (du moins pour ceux qui découvrent ce
spectacle).
Même au mieux de sa forme, Daniela
Dessi n'a jamais rien eu d'une Aida ; mais le déclin vocal de l'artiste
lui impose des emplois compatibles avec ses moyens actuels, ou du moins
sa tessiture. Au démarrage, la voix est assez laide, laissant place
à un timbre métallique et à une émission un
peu engorgée. Elle se libère après "Ritorna Vincitor",
mais nous n'atteignons jamais des sommets et Dessi s'effondre, au propre
comme au figuré, sur "O Patria Mia" et son fameux contre-ut
que je désespère d'entendre sur scène comme il est
écrit, c'est-à-dire piano. Devant cette note, la contraction
de Dessi est telle que la chanteuse tombe sur elle-même, après
un cri qui ressemble plutôt à un si ; l'orchestre s'arrête
tandis que Daniela, allongée sur le sol et le visage tordu de douleur,
fait signe qu'on baisse le rideau. Au bout d'un quart d'heure, le public
est averti que Daniela Dessi est victime d'une crampe à la cheville.
Un peu plus tard, on lui annonce qu'elle reprendra finalement le spectacle.
C'est à l'issue d'un entracte supplémentaire de cinquante
minutes que le spectacle reprend (il finira passé une heure et demie
du matin !). Dessi reprend crânement au milieu de son air et cette
fois, nous lui accorderons le contre-ut ... bémol.
En septembre 1990, j'avais été
particulièrement impressionné par une jeune chanteuse qui
s'aventurait dans la version française du périlleux rôle
d'Azucena (édition de Paris du Trouvère.) Les années
passant, j'ai été surpris de ne pas voir émerger l'artiste
que je pressentais et il semble que des problèmes personnels l'aient
empêchée de mener la carrière à laquelle elle
pouvait prétendre. Quoi qu'il en soit, cette Amneris est absolument
mémorable, du calibre des Cossotto ou des Zajick : les graves magnifiquement
poitrinés d'un contralto, les aigus vaillants d'un Falcon, un investissement
dramatique qui la conduit à se faire applaudir longuement à
la fin de la partie lente de sa grande scène finale, et non pas
seulement à la conclusion des imprécations; à croire
que cette parenthèse lui aura fait grand bien, comme ce fut le cas
pour Olivero (8).
Fabio Armiliato est un excellent Radames
: si les moyens ne sont pas exactement ceux d'un spinto, il sait
profiter de l'acoustique et son timbre est magnifique (avec un petit cheveu
sur la langue, héritage de Corelli qui fut son professeur). Joan
Pons est aujourd'hui un chanteur bien fatigué : s'il se tire des
passages lents, avec des aigus miraculeusement intacts, sa colère
"con impeto selvaggio" de l'acte du Nil le laisse à bout
de souffle.
Roberto Scandiuzzi est un Ramfis de
très grande classe, presque un luxe, en un mot : parfait.
Incarné par Stefano Palatchi,
régional de l'étape, le Roi est également ... bien
servi ! Enfin, les petits rôles et les choeurs sont sans reproches.
La direction de Miguel Angel Gómez
Martínez surprend quelque peu : si l'efficacité théâtrale
est indéniable, certaines accélérations, qui laissent
parfois les interprètes sur place, m'ont parues exagérément
gratuites.
Côté fosse, et comme pour
la récente Walküre,
les vents restent le maillon faible et l'intervention des trompettes pour
le triomphe frise malheureusement l'amateurisme : un problème de
fond à résoudre d'urgence si le Liceu veut aborder en toute
sérénité la fin du Ring.
Placido Carrerotti
(1)
Comme le précise l'excellent programme du Liceu, le travail de restauration
est lui-même ... pyramidal : les sept ensembles représentent
un total de 120 pièces composées d'innombrables feuilles
de papier peintes tantôt petites, tantôt immenses et rigidifiées
par des châssis en bois (grandes toiles de fond ajourées en
arc habillant les côtés et la partie supérieure de
la scène, toiles de fond placées derrière celles-ci,
fonds ajourés couvrant les ouvertures latérales ou postérieures,
coulisses, pièces plaquées en oblique, objets tels que statues,
etc. Il a fallu poser chacune de ses feuilles à l'envers, les mouiller
pour que disparaissent les plis du papier (les décors n'avaient
pas été dépliés depuis des décennies
ni fait l'objet de mesures de conservation particulières), réparer
les déchirures, encoller les contours, et enfin restaurer la peinture
une fois la feuille remise à l'endroit, en respectant tons, nuances
et épaisseur, mais aussi ces points blancs destinés à
accrocher la lumière et partiellement disparus.
(2) Certaines
soirées étant d'ailleurs proposées à des prix
très bas, selon la politique de "représentations populaires"
développée par le Liceu et destinée à permettre
à tout public d'assister aux spectacles.
(3) C'est-à-dire
et pour simplifier à l'extrême, à partir des années
1820; auparavant, l'accent était plutôt mis sur la richesse
des costumes et sur les "machines", les effets spéciaux de l'époque
!
(4) Ca paraît
bête ...
(5) Vous
êtes-vous déjà demandé à quelle heure
ou en quelle saison se passait un opéra, lorsque ce n'est pas précisé
dans le livret ?
(6) Dans
une interview à Opera News (mars 2003), Dolora Zajick notait
que la position même des artistes sur le plateau était naturellement
imposée par la scénographie ("Cabanes was after a particular
look, and to look right, you had to go and stand in a certain spot").
(7) Nous
mettrons de côté le contre-exemple de F.Zeffirelli dont les
productions récentes sont certes spectaculaires, mais totalement
anti-dramatiques.
(8) Bien
sûr, si vous rêvez de voir Von Otter en Carmen ou Bartoli en
Dalila, cette chanteuse n'est pas pour vous !