C O N C E R T S
 
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NANCY
03/03/2006
 
(de gauche à droite) : Randall Jakobsch - Pharnace - James McLean -
Syphax - Jean Teitgen - Philèbe - et Gary Bachlund - le Roi Candaule
© Ville de Nancy

Alexander ZEMLINSKY (1871-1942)

LE ROI CANDAULE

Opéra en trois actes

Livret du compositeur d’après la pièce Le Roi Candaule d’André Gide
Partition achevée par Anthony Beaumont
Créé le 6 octobre 1996 à l’Opéra de Hambourg

Mise en scène : Jean-Claude Berutti
Décors : Rudy Sabounghi
Costumes : Colette Huchard
Lumières : Laurent Castaingt
Dramaturgie : Frédéric Roels
Assistant mise en scène : Darren Ross
Assistant décors : Bruno de Lavenère

Le Roi Candaule : Gary Bachlund
Gygès : Werner Van Mechelen
Nyssia : Barbara Haveman
Phèdre : Peter Edelmann
Syphax : James McLean
Nicomède : Patrick Delcour
Pharnace : Randall Jacobsch
Philèbe : Jean Teitgen
Simias : Guy Gabelle
Sébas : François Piolino
Archélaüs : Leonard Graus
Le Cuisinier : Roger Joakim
Trydo :Mireille Bailly

Orchestre Symphonique et Lyrique de Nancy
Direction musicale : Bernhard Kontarsky

Nouvelle production
Coproduction Opéra royal de Wallonie,
Opéra de Nancy et de Lorraine

Nancy, le 3 mars 2006

Révélation d’un bonheur bien caché

La pièce de Gide, qui servit de fil conducteur à Zemlinsky-librettiste, n’est pas le dernier avatar du mythe, puisque Georges Radet en 1921 lui consacra encore des pages dans ses Drames et légendes. Mais dans le long itinéraire qui commence avec Hérodote, attardons-nous un instant à l’épisode Jean de La Fontaine, dans un de ses contes : son début résume assez idéalement ce qu’on appellera l’affaire Candaule.

« Force gens ont été l’instrument de leur mal ;
Candaule en est un témoignage
Ce roi fut en sottise un très grand personnage,
Il fit pour Gygès son vassal
Une galanterie imprudente et peu sage.
Vous voyez, lui dit-il, le visage charmant,
Et les traits délicats dont la reine est pourvue.
Je vous jure ma foi que l’accompagnement
Est d’un tout autre prix et passe infiniment ;
Ce n’est rien qui ne l’a vue
Toute nue.
Je vous la veux montrer sans qu’elle en sache rien ;
Car j’en sais un très bon moyen :
Mais à condition, vous m’entendez fort bien,
Sans que j’en dise davantage
Gygès, il vous faut être sage :
Point de ridicule désir […] »

Là, Zemlinsky à la suite de Gide prend une toute autre route que la Fontaine : Gygès ne reste guère sage devant l’ « accompagnement », Nyssia non plus, qui considère la nuit passée comme la plus belle de sa vie, et le ridicule tuera Candaule, au moins autant que le couteau mis par Nyssia dans la main de Gygès. Ajoutons pour comprendre toute l’intrigue que Gygès est le pauvre pêcheur qui cache le peu de choses qu’il possède : sa cabane, son filet, sa femme et sa pauvreté, et Candaule le roi qui possède tout et le reste, dont sa femme – son plus cher objet –mais ne peut être totalement heureux que s’il montre cette richesse à tout le monde. Un anneau caché dans le ventre du poisson pêché par Gygès, et rendant invisible qui le met à son doigt, sera le moteur du drame. Cache ton bonheur sous peine de le perdre, dit la morale. Mais la parabole est bien plus riche encore, qui parle de l’envie, du partage impossible du bonheur, de l’arbitraire, de la trahison, de la perversion du regard, et de la lâcheté des témoins.

Entamée à Vienne en 1935 et poursuivie jusqu’à son départ en 1938 aux Etats-Unis, la composition du Roi Candaule fut abandonnée par Zemlinsky en pleine orchestration, le compositeur ayant essuyé les refus d’un Met gêné aux entournures par la scène de nu du second acte. C’est Anthony Beaumont qui acheva récemment la partition, créée en 1996 à Hambourg. Un récent disque Andante rendait compte des représentations de Salzbourg en 20O2, dirigées par Kent Nagano, mais dans une mise en scène qui n’avait apparemment pas convaincu.

Gary Bachlund - le Roi Candaule et Barbara Haveman - Nyssia
© Ville de Nancy

La partition est somptueuse. Au fil d’un lyrisme rutilant, généreux, fortement expressionniste, on se remémore ici Richard Strauss (l’orgasme sonore du Prélude de l’acte III rejoint celui de l’ouverture du Rosenkavalier), là Berg ou Mahler, mais c’est bien de Zemlinsky qu’il s’agit, de la force d’un langage qui pousse à son paroxysme la déstructuration tonale, et la poésie sonore, tout en structurant solidement l’architecture de chaque acte en une cohérence absolue. Très particulière aussi cette façon d’insérer la voix parlée dans le champ musical même, lui donnant du même coup une force percutante à des moments clés de l’intrigue. Et quand c’est à Bernard Kontarsky que l’on confie la baguette, et que l’orchestre de Nancy investit avec une passion évidente ce nouveau territoire, on obtient une pure splendeur, à laquelle on ne reprochera qu’une broutille, celle d’avoir un peu couvert les voix en début du premier acte, quand tout se passe à l’arrière-scène. La distribution est superlative, avec le heldentenor subtil de Gary Bachlund en Candaule élégant et pathétique (pas toujours suffisamment projeté malheureusement), et le Gygès extraordinaire de présence scénique de Werner Van Mechelen. Nyssia racée de Barbara Haveman, et bataillon de courtisans parfait.

Gary Bachlund - le Roi Candaule et Werner Van Mechelen - Gygès
© Ville de Nancy

Dans cette production déjà créée à Liège en janvier, il semble bien que Jean-Claude Berutti ait enfin offert un cadre exemplaire au drame : les mondanités de convives richissimes et désoeuvrés, dans un intérieur rouge et noir raffiné, sont cadrées par des panneaux mobiles comme par un diaphragme géant d’objectif photo, rappel de l’appareil qu’utilise en permanence Candaule pour capturer ce qu’il veut se persuader de posséder. Le public devient alors à son tour entomologiste qui assiste aux convulsions : courtisans atrocement absents à toute émotion vraie, lente révolte de Nyssia, ascension de Gygès et déstructuration suicidaire de Candaule. Le regard est ainsi placé au centre du drame, et le spectateur quasi convié dans l’assemblée des convives complices. Et que dire de la précision des gestes, des positionnements, des éclairages, qui rendent lisibles partition et drame du début à la fin…

Disons-le tout net : il s’agit là d’une des créations d’opéra les plus fondamentales de cette décennie, et d’une réussite absolue. Alors si vous lisez ces lignes à temps, sachant que les représentations durent jusqu’au 11 mars, précipitez-vous !


Sophie Roughol
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