Le Théâtre
français de la musique, sis au Théâtre impérial
de Compiègne, s'est fait, sous la houlette de Pierre Jourdan, le
promoteur des ouvrages lyriques français tombés injustement
dans l'oubli. Depuis 13 ans, ce théâtre a monté des
oeuvres qui, pour paraphraser Thaïs, n'étaient plus qu'un nom,
au mieux un air : La légende de Joseph en Egypte, Gustave III
ou
Le bal masqué, Une éducation manquée, Le domino noir,
Le songe d'une nuit d'été.
Ce théâtre ne
disposant pas de moyens somptuaires, il a axé sa programmation sur
le répertoire de feu l'Opéra-comique, plus aisé à
distribuer que celui de la Salle Le Pelletier. Son directeur, Pierre Jourdan,
a en outre parié sur des jeunes chanteurs, majoritairement français
ou francophones, avec qui il a tissé des liens privilégiés.
C'est sans doute pour toutes ces raisons que le premier opéra de
Meyerbeer monté par le Théâtre français de la
musique est Dinorah ou le Pardon de Ploërmel.
Il s'agit d'une des deux
oeuvres légères françaises de Meyerbeer (1),
plus connu comme compositeur de Grand opéra, genre dont il est le
plus célèbre illustrateur. Elle a été créée
le 4 avril 1859, à l'Opéra-comique, avec Marie Cabel, la
créatrice de Philine, dans le rôle-titre et Jean-Baptiste
Faure, le créateur de Mephisto et d'Hamlet, dans celui d'Hoël.
Le brillant rôle de Dinorah fut, jusque dans les années trente,
le cheval de bataille des grandes sopranos coloratures, de Paris, de Londres
ou du Met : Adelina Patti, Luisa Tetrazzini ou Amelia Galli-Curci. Depuis
lors, et même si un enregistrement commercial existe (2),
l'ouvrage ne subsiste guère qu'au travers de l'air Ombre légère,
souvent enregistré, de Callas (en italien) à Natalie Dessay,
en passant par Anna Moffo, Joan Sutherland ou Beverly Sills. Les reprises
contemporaines et intégrales ont été encore plus rares
et plus discrètes encore que celles des autres oeuvres de Meyerbeer
ou de ses contemporains.
Ce long purgatoire a sans
doute son origine dans le livret des ineffables Barbier et Carré
qui, pour l'occasion, se sont surpassés en concoctant une trame
dont la minceur le dispute à la niaiserie. L'essentiel de l'histoire
a d'ailleurs déjà eu lieu avant le lever du rideau.
Le jour du Pardon de Ploërmel,
dans une Bretagne que n'aurait pas reniée Bécassine, Dinorah
doit épouser Hoël, un honnête chevrier. C'est le jour
que choisit le sorcier Tonyk (sic) pour faire brûler (par sorcellerie
bien sûr) la maison du brave garçon et pour l'attirer avec
lui à la poursuite du trésor des nains (on imagine qu'il
doit s'agir de celui qui est au bout de l'arc-en-ciel : on est en terre
celtique !) Du coup, plus de mariage et conséquemment, folie de
la pauvre Dinorah, à qui est envoyée, en compensation (par
qui ?), une petite chèvre blanche et magique. Cette dernière
est censée la guider dans sa folie et dans la forêt. On écrit
"censée" car l'héroïne passe le plus clair de l'opéra
à poursuivre la pauvre bête qui entraîne la perte, dans
tous les sens du terme, de sa maîtresse.
Au coeur de "l'action", qui
se déroule un an après le mariage raté, intervient
un troisième personnage : Corentin. Il est un joueur de biniou (on
est plus que jamais en Bretagne... et à Epinal !), pauvre, comme
il se doit et, bien que poltron et fier de l'être, il vit seul dans
une forêt magique peuplée de créatures étranges
qu'on ne voit jamais. Les trois personnages se rencontrent (forcément
!) et Hoël, ensorcelé par feu Tonyk, propose à Corentin
de partager le trésor avec lui. Proposition malhonnête s'il
en est, car le premier qui touche au trésor est condamné
à mourir. Sur ces entrefaites, Dinorah, en transe, prévient
Corentin de la félonie, tombe dans un ravin et est reconnue par
Hoël qui la sauve. Elle recouvre la raison au troisième acte
par l'amour de son Hoël qui est, grâce à elle, désenvoûté.
Le trésor est perdu mais, et c'est là, la seule incidence
philosophique de l'oeuvre, Hoël a retrouvé un trésor
plus important : l'amour de Dinorah. Lors de la scène finale, ils
se marient en présence de Corentin qui est devenu leur ami (on imagine
"qu'ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants"). Il convient
d'ajouter qu'une bonne partie du troisième acte consiste en deux
airs, un duo et un ensemble chanté par des personnages sans liens
avec l'action(3).
Monter un ouvrage tel que
celui-là, dans un temps où on ne conçoit le merveilleux
qu'avec plusieurs millions d'euros d'effets spéciaux et ou la naïveté
est un symptôme de dégénérescence mentale, relève
de la gageure. Pour tenir debout, il faut une musique, une mise en scène
et une exécution de grande qualité. Autant l'écrire
dès maintenant, Meyerbeer et Pierre Jourdan nous l'ont offert.
A tout seigneur tout honneur,
le mérite en revient d'abord à Meyerbeer. Sa partition est
assez longue : un peu moins de trois heures de musique. Elle réussit
cependant à allier la facilité d'écoute, consubstantielle
au genre, et cette efficacité de la mélodie et de l'orchestration
qui est l'apport du compositeur allemand aux scènes parisiennes
de son époque. Ainsi, et c'est assez rare pour un opéra léger,
le discours musical est fondu, sans être continu : les dialogues,
scènes, airs ou duos s'enchaînant sans rupture brutale. Si
l'action piétine, la musique, elle, avance en permanence. Pour autant,
on distingue les moments saillants de l'oeuvre : au premier acte, la berceuse
de Dinorah (Bellah ! ma chèvre chérie... Dors petite,
dors tranquille) , le premier air d'Hoël (O puissante magie)
et le trio final ; au deuxième acte, la chanson du chevrier (Gentille
fillette) , le fameux Ombre légère, le grand duo
bouffe entre Corentin et Hoël (Quand l'heure sonnera) , la scène
de l'orage et au troisième acte le grand air d'Hoël (Ah ! mon
remords te venge) , le grand duo Hoël - Dinorah et le finale.
Il convient en outre de souligner
la qualité de la direction d'Olivier Opdebeeck qui, à la
tête de l'excellent Orchestre de l'opéra d'état hongrois
Failoni et des très corrects Choeurs Cori Spezzati, a su faire vivre
cette partition et tous les bons moments qu'elle contient. Sa direction
a été juste et précise, évitant décalage
et couverture des voix. Ajoutons en outre que la partition était
jouée sans coupure, incluant même l'air du chevrier au troisième
acte. Un véritable sans faute.
L'autre grand artisan de
cette réussite est Pierre Jourdan. Il l'est à deux titres.
Tout d'abord, en tant que metteur en scène. En insistant sur l'esthétisme
de ses tableaux - qui n'ont jamais aussi bien porté leur nom - et
sur la poésie des images, il a réussi à créer
une distanciation par rapport à l'intrigue, faisant oublier son
caractère indigent. Ce travail est d'autant plus remarquable que
sa lecture reste délibérément au premier degré.
Il aurait été cependant difficile de trouver un second degré,
sauf à tomber dans une loufoquerie inconciliable avec la musique
de Meyerbeer. L'angle d'attaque était peut-être le seul souhaitable,
il n'était cependant pas voué par avance au succès.
Pourtant, on est très vite sous le charme de la pantomime de l'ouverture,
éclairant l'essentiel de l'action, des mouvements des personnages
dans les rochers qui constituent le décor de Jean-Pierre Capeyron,
voire de la cabane de Corentin, pour le coup délibérément
comique et même des ballets des chèvres et des moutons réglés
par Jean-Hugues Tanto. De la poésie et de la grâce avec juste
ce qu'il faut d'humour.
Le deuxième mérite
de Pierre Jourdan est d'avoir réussi à trouver des interprètes
pour cette résurrection. Comme on l'a mentionné plus avant,
les moyens du Théâtre français de la musique ne permettent
pas de réunir un plateau de grands chanteurs internationaux, comparables
à ceux dont bénéficiait Meyerbeer au faîte de
sa gloire. Grâce soit cependant rendue à Pierre Jourdan d'avoir
su trouver des artistes qui, à tout le moins, réussissaient
à faire vivre leur personnage.
Le meilleur élément
de cette distribution était sans conteste Isabelle Philippe. Avouons
une chose : à la voir si jeune, si gracile, si adéquate physiquement,
on a craint un casting fondé uniquement sur l'apparence. Ses premières
interventions n'ont pas totalement dissipé ce doute, révélant,
de prime abord, sa voix assez impersonnelle et son chant monochrome. Mais,
au fur et à mesure de la soirée, l'artiste a bluffé,
disons-le, par son engagement sans faille et sans faute de goût ainsi
que par sa totale maîtrise d'un rôle écrasant. Ajoutons,
en outre, qu'elle s'est avérée un vrai soprano dont les aigus
(même son interminable contre-fa à la fin d'Ombre légère)
n'avaient rien des cris de Minnie Mouse dont nous gratifient trop de sopranos
légers. De sa prestation on a surtout retenu, outre un Ombre
légère soulevant à juste titre l'enthousiasme
de la salle, ses interventions dans le trio final du deuxième acte,
son duo avec Hoël ainsi que le finale, au cours duquel ses trilles
impeccables passaient par-dessus les tutti. Une demoiselle dont
il faut retenir le nom.
L'autre pilier de la distribution
était l'Hoël d'Armand Arapian. Habitué des lieux, déjà
entendu, entre autres, dans La jolie fille de Perth, ce chanteur
a les qualités inverses de sa partenaire. Si la voix est parfois
un peu usée et s'il a quelquefois du mal à assumer une tessiture
trop tendue pour ses moyens, il campe vocalement et physiquement son personnage
dès sa première intervention solo (O puissante, puissante
magie) et l'emmène, avec autorité et aplomb, jusqu'à
son grand air du troisième acte (Ah ! mon remords te venge),
très réussi.
Le Corentin de Frédéric
Mazzotta appelle, lui, plus de réserve. L'acteur, sans doute en
cela dirigé par le metteur en scène, est drôle à
souhait et compose un personnage très réussi. Le rôle
est celui d'un ténor bouffe dont la filiation avec le Dickson de
la Dame blanche est patente. S'il est vrai qu'il est drôle,
ténor, en revanche, il ne l'est que par intermittence, dans le refrain
de sa chanson Ah que j'ai froid et que j'ai peur, par exemple. Le
reste du temps, on assiste au numéro réussi d'un fantaisiste.
C'est déjà bien, mais insuffisant.
A contrario, Lucille
Vignon, une habituée des lieux pour Le domino noir ou
Mignon et qu'on a entendue si moyenne dans ce dernier rôle, sait
tirer tout le parti vocal de son unique intervention : Gentille fillette.
Elle phrase joliment ses couplets et assure élégamment la
vocalise qui conclut son air.
Les autres seconds rôles
sont tenus de façon plus relative : c'est seulement correct, mais
on ne pouvait raisonnablement espérer mieux. Si les deux pâtres,
Cécile Victores-Benavente et Séverine Delforge, réussissent
avec assez de grâce leurs deux petits duos, Philippe Le Chevalier
et Pierre Espiaut sont, quant à eux, confrontés à
de vrais airs (respectivement En chasse ! et Les blés
sont bons à faucher), qui plus est à froid, dont ils
ne font pas grand chose.
Quelles que soient ces légères
réserves, il est réconfortant de constater qu'en matière
d'art lyrique on peut faire des choses originales, belles et intelligentes,
avec des moyens modestes. Il est par ailleurs réjouissant de constater
l'accueil enthousiaste du public pour une oeuvre si décriée
et fondée sur une intrigue aussi peu moderne ; le tout sans une
once de coupure.
Il reste à espérer
que le terrain défriché dans le répertoire français
du premier XIXème siècle, aussi bien à Compiègne
qu'au Carnegie Hall ou à Vienne, soit le prélude à
une renaissance durable de ce répertoire.
Xavier Luquet
(1) L'autre étant
L'Etoile
du Nord.
(2) 3 compacts disques Opera
Rara : avec Deborah Cook, Christian Du Plessis, Alexander Oliver, Della
Jones, Marilyn Hill Smith, Roderick Earle et Ian Caley ; direction James
Judd ; Philharmonia Orchestra et Geoffrey Mitchell Choir ; enregistré
en 1979.
(3) Ce procédé
níest pas sans rappeler líutilisation pour les ballets, notamment au dernier
acte, de numéros dont la fonction níest que décorative.