Sur un
air de fête...
C'est une superbe réussite que
cette nouvelle production de l'ultime chef-d'oeuvre verdien proposée
par l'Opéra du Rhin, qui fait une fois de plus honneur à
son rang de scène nationale de premier plan. A l'origine de ce succès,
figure d'abord le metteur en scène Giorgio Barberio Corsetti, peu
connu encore de ce côté des Alpes même s'il vient de
signer la réalisation du Luthier de Venise au Châtelet.
Bien qu'il ait décidé de transposer l'action dans les années
1950, le maître d'oeuvre de cette production signe une lecture classique
(au meilleur sens du terme), qui met en valeur avec une parfaite fidélité
le texte de Boito et la musique de Verdi. Classicisme ne veut pas dire
convention, et cette mise en scène ne cesse de nous surprendre et
de nous réjouir par sa précision, son esthétisme et
ses nombreuses trouvailles toujours pertinentes et de bon goût.
Le soin apporté à chaque
détail est évident et l'on salue la qualité des décors,
dont l'ingéniosité permet des changements à vue très
rapides, des costumes et des lumières. La transposition temporelle
n'a pour but que de souligner la permanence des caractères à
travers les époques, et fonctionne admirablement. Comme le souligne
Corsetti : "On en connaît tous, des Falstaff !". Le recours à
la vidéo est l'une des marques distinctives de son travail et il
l'utilise ici avec beaucoup de tact et une rare intelligence, pour un résultat
à la fois poétique et malicieux. L'image projetée
souligne le propos sans jamais en détourner l'attention et provoque
l'hilarité lorsqu'elle évoque Falstaff s'enfonçant
dans les eaux de la Tamise, à la fin du deuxième acte. S'appuyant
sur une direction d'acteurs aussi précise qu'inventive, le metteur
en scène mène la danse sans aucun temps mort, avec autant
de réussite dans la comédie échevelée que dans
l'évocation poétique, comme le prouve l'image d'ouverture
du dernier tableau avec un Fenton qui semble un naufragé sur un
îlot désert au milieu de l'océan ou encore le ballet
aérien des deux papillons humains pendant la chanson de la reine
des fées. Corsetti possède un sens étonnant du détail
qui fait mouche, sans jamais pour autant perdre de vue le mouvement d'ensemble,
et je défie quiconque de rester insensible à cette débauche
ordonnée de rythmes et d'humour. Toutes les qualités de cette
production sont d'ailleurs résumées dans le dernier tableau
: inventivité, humour délicat, verve scénique, beauté
plastique qui sont incontestablement la griffe d'un grand créateur.
Dans le rôle titre, Alan Opie
réalise une grande performance d'acteur. Son Sir John est à
la fois sympathique et horripilant, grandiose et pitoyable, d'autant plus
convaincant que sa truculence ne bascule jamais dans la charge. A l'autorité
scénique, il joint la rondeur du timbre et l'expressivité
du chant. Le bilan serait parfait sans quelques traces d'engorgement, il
reste en tout cas absolument remarquable. A l'aube d'une carrière
internationale, le baryton finnois Tommi Hakala, qui s'est jusqu'ici essentiellement
produit en Allemagne, fait ses débuts en France avec un Ford sympathique
et sonore, à la voix bien conduite, pas très italien mais
qui parvient toutefois à tirer le meilleur parti de son monologue.
Doté de moyens lyriques prometteurs, le jeune ténor espagnol
Ismaël Jordi gagnerait à nuancer davantage son jeu et sa voix,
mais on précisera à sa décharge qu'il effectue une
prise de rôle. Une certaine adéquation scénique ne
sauve pas, en revanche, le Caïus vociférant de Ricardo Cassinelli,
qui semble chanter le capitaine de Wozzeck. Le fait d'interpréter
un rôle de caractère n'autorise en aucun cas un pareil malcanto.
Le même reproche s'adresse, dans une moindre mesure, aux deux acolytes
de Falstaff, mais ces réserves n'affectent en rien le bilan de la
production.
Le quatuor féminin est tout
à fait roboratif. D'une voix limpide, Nuccia Focile mène
le jeu avec virtuosité, charme et vitalité. On a peine à
imaginer devant une prestation scénique et vocale aussi accomplie
et plaisante qu'elle chante le rôle pour la première fois.
On avait découvert Laura Giordano dans le Mariage
Secret au Théâtre des Champs Elysées puis dans
les Noces de Figaro à
Bastille. Cette jeune chanteuse italienne est, autant physiquement que
vocalement, la grâce incarnée. Le volume est mince mais le
timbre séduisant et la musicalité innée, le chant
de la reine des fées devient, grâce à la magie de cette
voix juvénile, un moment d'ineffable poésie. La Meg Page
d'Isabelle Cals n'appelle aucun reproche tandis que, avec les moyens d'un
authentique contralto verdien, Mariana Pentcheva campe une Quickly particulièrement
savoureuse. Si Falstaff est un opéra de chef, comme on l'affirme
souvent, Carlo Rizzi est un véritable chef d'opéra et participe
à la fête avec sa lecture virtuose et spirituelle, alerte
mais toujours précise, très respectueuse des chanteurs mais
aussi sonnante chaque fois que cela est nécessaire. Le maestro obtient
un excellent équilibre entre fosse et plateau, ce dont gagneraient
à s'inspirer certains chefs récemment invités par
la première scène parisienne.
Les vendanges tardives de l'Opéra
du Rhin auront décidément donné naissance à
un grand cru, avec ce Falstaff qui devrait faire date et qui a été
plébiscité par un public strasbourgeois inhabituellement
jeune. Un véritable chef lyrique, un metteur en scène intelligent
et inspiré, une distribution homogène, talentueuse et engagée
: les ingrédients sont simples, mais l'alchimie est difficile à
réaliser. Ici, elle l'a parfaitement été, pour notre
plus grand plaisir.
Vincent DELOGE