Le travail habile de Luca Pfaff et
de Georges Lavaudant relie deux ouvrages différents, Le Journal
vénitien, d'après la chronique de voyage du jeune Boswell
dans la Venise de la fin du 18ème siècle, et le Satyricon,
plongée acide dans la décadence de la civilisation romaine.
On voit bien ce qui lie les deux : la technique de composition aléatoire,
signature musicale de Maderna, l'alternance permanente des langues utilisées
(français, allemand, italien, anglais), la question de la moralité
et de la tentation, la succession de séquences mettant en scène
tour à tour des personnages typés...
Au début, Boswell, seul, en
costume d'époque, poudré et cabotin, arpente l'avant-scène
: magnifique Nigel Robson, timbre riche, aisance, élégance
et humour dans la parodie de bel canto... Derrière lui, s'ouvre
le banquet de Trimalcion : Lavaudant choisit à juste titre de ne
pas verser dans l'actualisation du thème, et reste dans une atmosphère
antique et oisive, à peine tempérée par quelques éléments
contemporains. Il est vrai que le texte est suffisamment explicite quant
à l'universalité, intemporelle, de l'argument pour qu'il
ne soit pas nécessaire d'en ajouter sur le "signifiant" : cela nous
change agréablement de bien d'autres scènes...
Quartilla : Corinne Romijn / Fortunata
: Sally Burgess
Cario/une invitée : Astrid Bas
© Opéra de Nancy
Dans les dix-neuf numéros du
matériau initial proposé par Maderna, Luca Pfaff fait un
choix judicieux de moments assez courts et caractérisés,
donnant à l'ensemble une trame dramatique cohérente, un lien
narratif certes ténu, mais une béquille salvatrice pour le
spectateur... à défaut d'un vrai synopsis. L'utilisation
de la bande magnétique est limitée, anecdotique, ponctuant
ou explicitant le discours scénique. Georges Lavaudant a, semble-t-il,
souhaité rappeler le côté bon vivant de Maderna, et
paraît éprouver comme une sympathie bonhomme pour ces personnages
parfaitement vulgaires, grotesques, du Satyricon. Une partie du
public frémit devant l'apparition hermaphrodite ou l'esclave traîné
comme un chien en laisse, mais s'il craint le pire, il est déçu,
la provocation attendue se fait discrète, reléguée
dans ses extrêmes sur l'écran vidéo. Lavaudant a même
la bonne grâce d'aider les spectateurs dans leur compréhension
de l'ouvrage, en chapitrant, sur ce même écran, les numéros
choisis par Luca Pfaff : Lady Luck, Fortunata, La Matrone d'Ephèse,
Carriera del Trimalchio, Love Ecxtasy...
Trimalchio : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
/ Fortunata : Sally Burgess
Criside : Valérie Florencio / Scintilla : Gaëlle Pauly
© Opéra de Nancy
Musicalement, l'affaire est pourtant
parfois rude pour une grande partie du public. Mais les citations musicales
de Maderna, nombreuses et souvent teintées d'une belle ironie (les
trompettes d'Aïda...), permettent régulièrement
de se raccrocher à une branche plus familière dans un torrent
parfois déroutant. On sent même comme un frémissement
de détente circuler dans les rangs à un moment particulièrement
splendide et relativement "classique", le beau trio de Love Ecxtasy, ou
pendant la "song" à la Kurt Weill de Fortunata. Plateau vocal équilibré,
avec une magnifique prestation de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke dans le
testament de Trimalchio,... et du tubiste, fort justement convié
sur scène au salut final. Des éclairages parfois bien parcimonieux
n'estompent pas la belle luminosité de costumes astucieux et assez
flatteurs pour les femmes.
L'initiative de l'Opéra des
Flandres et de celui de Nancy de coproduire des ouvrages lyriques de Maderna
est la bienvenue, tant ce compositeur semble aujourd'hui absent des scènes
européennes. Toutefois, l'on en juge par la réaction polie
mais peu chaleureuse - si ce n'est pour Nigel Robson et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke
- du public nancéien, en tout cas lors de la représentation
à laquelle était présent Forum Opéra, il faudra
une grande force de conviction pour récidiver...
Sophie ROUGHOL