......
|
BARCELONE
03/07/2007
© Antoni Bofill
Jules MASSENET (1842-1912)
MANON
Opéra comique en cinq actes
Livret d’Henri Meilhac et Philippe Gille
D’après la nouvelle
L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut
de l’abbé Prévost
Production basée sur l’original de l’English National Opera de Londres,
En collaboration avec le Grand Théâtre du Liceu et le Lyric Opera de Chicago
Mise en scène, David McVicar
Décors et costumes, Tanya McCallin
Lumières, Paule Constable
Chorégraphie, Michael Kaegan-Dolan
Manon Lescaut, Natalie Dessay
Le chevalier des Grieux, Rolando Villazon
Le comte des Grieux, Samuel Ramey
Lescaut, Manuel Lanza
Guillot de Morfontaine, Francisco Vas
Monsieur de Brétigny, Didier Henry
Poussette, Cristina Obregon
Javotte, Marisa Martins
Rosette, Anna Tobella
L’hôtelier, Lluis Sintes
Choeur du Grand Théâtre du Liceo
Direction, Jose Luis Basso
Orchestre symphonique du Grand Théâtre du Liceo
Direction musicale, Victor Pablo Pérez
Barcelone, le 3 juillet 2007
|
McVicar au sommet de son art
Comment représenter Manon
sans sombrer dans l’illustration banale mais tout en étant
fidèle au livret ? Cette quadrature du cercle, la
production proposée au Liceu la résout avec brio.
C’est le résultat conjugué de la conception
conduite par David McVicar, de
chanteurs qui sont aussi des acteurs et d’une exécution
orchestrale qui rend pleinement justice à la riche partition de
Massenet.
Les spectateurs qui vont s’installer à leur place
découvrent le plateau offert à leurs regards. Le fond de
scène est occupé par un immense trompe l’œil,
apparemment un rideau de scène, sous lequel une structure
concave superpose plusieurs gradins, évoquant un
amphithéâtre ou les galeries d’un
théâtre. Elle accueillera à l’occasion les
badauds venus se distraire de l’agitation qui règne
à la maison de poste ou les obsédés voyeurs de
l’Hôtel de Transylvanie. Provenant des coulisses
côté cour, une longue plate-forme susceptible d’y
retourner sera tout à la fois grande table d’auberge,
piédestal où s’affirmer, proscenium où
s’exhiber. Des sièges style Régence, un mannequin
de jardin revêtu d’un costume féminin de la
même époque, voilà pour les accessoires.
Surplombant la scène de part et d’autre, des portants
soutiennent des batteries de projecteurs. Tandis que la salle se
remplit, sur le plateau apparaissent des hommes et des femmes en habit
XVIII ème qui jettent des regards curieux sur le public tout en
déambulant. S’agit-il de figurants appelés à
jouer dans un opéra intitulé Manon ?
Cet espace est-il celui d’un théâtre où la
représentation se prépare ? Il deviendra tour
à tour, grâce à quelques accessoires, les lieux
divers prévus par l’action, où des présences
énigmatiques qui semblent pour certaines chercher à se
dissimuler viennent parfois prolonger cette impression d’une
œuvre en répétitions à laquelle des
personnes intéressées par le travail accompli ou par la
situation ont tenu à assister, aussi discrètes que des
espions.
© Antoni Bofill
Puis
la musique commence et un groupe se met à danser ; ces
mouvements du corps, accordés aux changements de rythme, passant
du délié à la cambrure et au saut, parlent
déjà d’instabilité, d’insatisfaction.
Puis entre Guillot - Francisco Vas
- et nous voici dans l’opéra. Il est vêtu de rouge
et il claudique, ce corrupteur probablement impuissant ; sur ses
talons les trois « dames de compagnie » en petite
tenue, dénuées de pudeur donc et peut-être en
vêtement de travail. Jusqu’à la fin du spectacle, la
lecture de McVicar soumet l’oeuvre au laser qui décape les
conventions. Virtuose de l’animation des foules, non seulement il
compose et anime des images saisissantes dans leur beauté et
leur pertinence, comme celles de l’arrivée du coche, qui
laisse le spectateur aussi étourdi que Manon, mais le tour de
force est que ce grouillement toujours en situation ne distrait jamais
de l’essentiel, chose dont fort peu de ses collègues sont
incapables. Il faut évidemment attribuer aux éclairages
et aux costumes la part qui leur revient dans cette réussite qui
redonne vie aux gravures de Hogarth, sans que la reconstitution ne soit
gratuite. La « fête » sur le Cours la
Reine en donne un nouvel exemple, avec la mère maquerelle qui
passe et semble mettre à l’encan ses
« filles », élément saisi au vol
dans l’enchevêtrement des détails et
révélant crûment la nature mercantile du
divertissement.
© Antoni Bofill
Cette
recherche ne va-t-elle pas trop loin ? On peut se le demander,
lorsque Lescaut embrasse sa cousine d’une façon
très équivoque, quand l’alanguissement de Manon sur
la petite table semble dû à des évocations plus
sexuelles que sentimentales ou devant l’Hôtel de
Transylvanie dont l’activité de tripot n’est
qu’une des opportunités de ce lupanar de bas étage
où échangisme et exhibitionnisme riment avec sadisme.
Mais la cohérence de la vision et la beauté plastique
emportent les réserves.
Dans cet univers impitoyable où nulle hypocrisie ne vient
adoucir la terrible réalité vers laquelle les
appétits de Manon et la faiblesse de Des Grieux les
entraînent, Natalie Dessay et Rolando Villazon
prêtent à leurs personnages la
générosité de leur engagement. Dominant le
rôle mieux qu’à Genève,
jouissant d’une santé vocale retrouvée, le temps et
le travail ayant arrondi le centre et étoffé les graves,
la soprano française est en passe de réussir brillamment
son évolution vers le répertoire des sopranos lyriques.
Favorisée par un physique qui rend crédible son
incarnation d’une très jeune fille, elle trouve la
variété d’accents propre à exprimer les
élans primaires de cette cousine de la Religieuse de Diderot, qui veut tout et tout de suite et se débat ensuite dans ses contradictions.
Le ténor mexicain semble ce soir-là avoir surmonté
ses récentes difficultés vocales ; certes, plus
d’une fois, des sons très ouverts et des passages en force
signalent que tout n’est pas résolu, mais la voix ne se
brise pas et le souffle a retrouvé sa longueur ; et comme
son point fort est depuis ses débuts l’expression des
émotions, il donne vie lui aussi à un jeune amoureux des
plus convaincants.
© Antoni Bofill
Autour
de ces vedettes, une distribution très homogène,
où les personnages ont du relief. A Guillot déjà
signalé ajoutons l’élégant Brétigny
de Didier Henry, qui réussit à rendre sympathique un personnage assez discutable, et l’excellent Lescaut de Manuel Lanza, entendu voici déjà longtemps dans La scala di seta :
dans un français fort intelligible, il campe fermement le peu
délicat cousin de Manon qui joue les entremetteurs à
défaut d’être le souteneur – tout a un prix,
même l’honneur de la famille. Bon trio de courtisanes,
soldats, servante et aubergiste sonores, chœur vaillant mais
parfois difficile à comprendre.
A la tête de l’ensemble, Victor Pablo Pérez
révèle dès l’ouverture des affinités
spéciales avec l’écriture de Massenet ; il
obtient de l’orchestre du Liceu une souplesse et une
réactivité qui donne à entendre tous les
raffinements d’une partition dont la musique typiquement fin XIXe
– y compris lorsqu’elle joue à prendre des accents
XVIIIe – a des échappées qui annoncent celle des
décennies futures. Entre lyrisme et ruptures, c’est un
perpétuel chassé-croisé dans
l’équilibre exquis de la sensualité qui baigne
l’opéra et la vigueur qui accompagne les sommets
dramatiques.
Des ovations pleinement justifiées saluent le chef et
l’orchestre ; si Rolando Villazon et surtout Natalie Dessay
l’emportent largement au concours des vivats, c’est tout le
plateau réuni que le Liceu a longuement fêté
malgré la longueur du spectacle. Mention spéciale, dans
ce spectacle si intelligent, à la chorégraphie
conçue pour le ballet au Cours la Reine où des danseurs
en équipage XVIIIe interprètent un pseudo ballet baroque
sur le thème de La Mort d’Actéon, avant
qu’une bousculade consécutive au départ
précipité de Manon ne transforme, toujours en musique,
les délicats sujets de Terpsichore en pugilistes
acharnés. Le pied !
Maurice SALLES
|
|