Assurément
la personnalité du Chevalier de Saint George méritait d'être
connue et c'est avec plaisir que nous avions lu la biographie consacrée
par Alain Guédé à ce Protée du XVIII°siècle,
violoniste exceptionnel, escrimeur de première force, chef d'orchestre
émérite avant la lettre et Don Juan impénitent. Fallait-il
en tirer un opéra ? En a-t-on tiré un opéra ?
A la deuxième question, on serait
tenté de répondre par la négative ; c'est par un abus
de langage que cette suite d'airs et de récitatifs entre lesquels
un intervenant joue la voix "off" est appelée ainsi. Et des abonnés
du dimanche après-midi, qui ne se piquent pas de purisme, le disaient
tout haut.
A la première, on pourrait dire
: pourquoi pas ? Le personnage a un relief si singulier qu'il a de quoi
tenter un librettiste. Ce musicien n'était pas seulement instrumentiste
mais aussi compositeur , de symphonies, de quatuors et même d'opéras,
six, desquels il n'en subsiste qu'un. Le problème est que dans
son enthousiasme pour celui qui fut l'objet de son étude, Alain Guédé veut nous persuader que le compositeur était
l'égal des plus grands de son siècle.
Il a donc imaginé de nous faire
entendre un assemblage de cette musique sur un livret rédigé
par ses soins, en vers (de mirlitons) et mettant en scène Saint-George dans ses
oeuvres, violoniste, chef d'orchestre et compositeur , une jeune aristocrate
sincèrement éprise de lui, une séductrice bafouée
en la personne de l'influente cantatrice Sophie Arnould, une souveraine
mélomane divisée entre caprice et souci de sa réputation,
un admirateur également musicien, Lamothe, ami des bons et des mauvais
jours, un grand seigneur éclairé car franc-maçon -
le futur Philippe-Egalité - et le raciste de base pour qui un nègre
est un mal blanchi.
© Opéra d'Avignon
Première difficulté :
l'oeuvre est censée se dérouler sur une vingtaine d'années.
Quels moments choisir ? Au premier acte, Marie-Antoinette paraît
au Théâtre des Italiens où Saint-George dirige sa musique.
Elle le félicite et le convoque pour le lendemain, au dépit
de Sophie Arnould dont les avances ont été repoussées
par le musicien, sous l'oeil inquiet de Louise, la jeune aristocrate, qui
est éprise de ce dernier. Puis dans les jardins du Palais-Royal
une scène où le Duc d'Orléans et Saint-George sont
les oracles d'une vertu fondée sur la liberté et où
Louise, Sophie et Lamothe chantent en trio qu' "être bien c'est faire
le bien" ; mais Louise redoute que prendre le bonheur pour loi soit trahir
le
Roi et le Duc met en garde le musicien contre l'inconstance des faveurs
de la Reine. Chez celle-ci, Saint-George apprend qu'elle a décidé
de le nommer Directeur de l'Opéra Royal - preuve irréfutable
selon M .Guédé que son héros était du rang
d'un Lulli ou d'un Rameau - mais lorsque la jalouse Sophie Arnould évoque
les commérages relatifs à une liaison entre la souveraine
et le musicien, cette dernière décide en trois vers d'annuler
la nomination. Voilà toute l'action pendant ces soixante-quinze
minutes où se succèdent, sur des morceaux de musique de Saint-George,
des choeurs à sa gloire, des airs exprimant les sentiments des deux
amoureuses , des interventions d'un Arlequin faisant fonction de récitant
, et des danses.
Au deuxième acte Lamothe invite
Saint-George à s'étourdir dans les plaisirs, en vain. Le
Duc d'Orléans célèbre - sans la nommer -
la franc-maçonnerie porteuse de liberté, d'égalité
et de fraternité ; il est témoin du duo d'amour où
Saint-George semble céder à Louise, mais ils restent divisés
: "entre eux il y a le Roi, il ne veut pas aimer le Roi." A la scène
suivante Lamothe évoque les événements survenus :
le Duc d'Orléans est mort, Saint-George, qui a levé un régiment
d'Antillais pour sauver la République, se retrouve emprisonné
et attend d'être jugé, ce qui lui donne l'occasion de revoir
Marie-Antoinette et de montrer sa compassion, sa magnanimité. Des
années plus tard, Louise et Sophie, réconciliées par
le temps pacificateur, retrouvent par hasard Lamothe et Saint-George qui
ont survécu à la tourmente révolutionnaire. A l'amour
individuel que Louise lui offre il répond qu'il a une mission universelle
de fraternité. Elle s'apprête à monter en montgolfière
pour l'impressionner quand il lui révèle qu'il va mourir
et il quitte le théâtre tandis qu'elle s'élève
dans la nacelle. Arlequin a le mot de la fin : "Nègre des Lumières
je te nomme Car si tu es mon frère tu fus surtout un homme." avant
qu'un adagio tiré d'un quatuor n'accompagne le fondu au noir et
le baisser du rideau.
© Opéra d'Avignon
Qui a dit que l'enfer est pavé
de bonnes intentions ? Non seulement il n'y a dans cette succession aucune
des scènes fortes qui émeuvent, soulèvent, emportent,
mais ce qui est supposé atteindre la sensibilité - je veux
dire la musique - présente durant plus de deux heures l'image de
compositions d'une monotonie de style où seuls quelques éclairs
font penser à des sérénades de Mozart, un air de Grétry,
ou de Gluck, sans que jamais une personnalité puissante et originale
se dégage nettement des stéréotypes sonores conventionnels
de la musique de salon des années 1770-1780. Quelqu'un du métier
parlait, à l'entracte, d'"inanité sonore".
Dommage donc d'avoir mobilisé
tant d'énergies et de talents pour cette cause. Si la musique du
Chevalier de Saint-George est à ce point géniale, pourquoi
ne pas avoir monté l'opéra rescapé ? Parce que le
livret serait indigent ? Sans vouloir offenser quiconque, ce qui passe
sur le papier quand on le résume ne passe pas au spectacle. Des
personnages historiques attachants en tant qu'êtres humains ne font
pas forcément de bons héros de théâtre. Car
là aussi le bât blesse : dramatiquement, cela ne marche pas.
Pourtant la réalisation visuelle
est réussie : éléments de décor évocateurs
, beaux costumes XVIII°, accessoires de style, lumières particulièrement
soignées, chorégraphie et danses évocatrices , exploitation
de l'espace optimisée ... Sans doute pourrait-on s'interroger sur
le choix de placer l'orchestre - une formation réduite de
24 musiciens en costume d'époque - sur la scène ; si, visuellement,
la répartition en deux groupes disposés sur une estrade en
arc de cercle est flatteuse et permet ainsi un passage central pour les
personnages principaux en même temps qu'elle facilite le changement
d'interprète, puisque le Chevalier de Saint-George est tour à
tour le chef d'orchestre Bertrand Cervera, en tant que tel et en tant que
violoniste , le ténor Loïc Félix d'origine antillaise
et le danseur Hugo Mbeng dont le nom évoque l'Afrique, cette division
nuit quelque peu à l'homogénéité sonore.
Cette réserve disparaît en partie au second acte, où
l'orchestre, toujours en scène, est rassemblé dans une disposition
en oblique. Fausse bonne idée aussi la décision d'installer
les choristes, au début de l'acte un, dans les loges d'avant-scène
encadrant le plateau ; on voit bien qu'il s'agit de reconstituer le coin
du Roi et le coin de la Reine, et soieries, aigrettes, bijoux, lumières,
composent un tableau très suggestif, mais pour les auditeurs c'est
une catastrophe car le résultat sonore est une bouillie confuse.
Les choses s'arrangent dès que les choristes reprennent place en
scène. A ces remarques près, Nadine Duffaut a tiré
le meilleur parti des situations qui lui étaient proposées,
car son travail ici relevait de la gageure.
Sur le plan de l'interprétation,
une mention spéciale évidemment à Bertrand Cervera
qui a fait valoir son talent d'instrumentiste et qui a su insuffler à
la formation sous sa direction précision, moelleux, homogénéité
, et des applaudissements à Brigitte Tramier au clavecin et à
Odile Bruckert à la flûte. Tous les chanteurs ont fait de
leur mieux pour donner vie à ces personnages qui manquaient tellement
d'épaisseur dramatique. Loïc Felix est généreux
et même nuancé , Didier Henry et Rodolphe Briand jouent qui
le sage, qui le viveur avec conviction. Leurs consoeurs sont mieux servies
en airs de bravoure, Louise pour l'effusion lyrique, Sophie pour la fureur,
la Reine pour la plainte. Si les aigus des unes et des autres, lancés
à pleine voix, nous ont semblé parfois stridents, leur engagement
est sans restriction et dramatiquement elles s'efforcent elles aussi de
faire vivre leurs rôles autant que possible , parvenant par instant
à créer l'illusion. Le danseur Hugo Mbeng a tenté
d'exprimer les tourments intérieurs de Saint-George avec intensité
et noblesse et le ballet du théâtre a animé efficacement
les intermèdes dansés.
Annoncée à grand renfort
de publicité, cette entreprise n'a pas attiré les foules
et si une jauge honorable a été obtenue c'est peut-être à force
d'invitations dont la liste, ce dimanche, nous a paru fort longue. N'ayant pas apporté la preuve indéniable de
la grandeur du compositeur, en ces temps difficiles en général
pour les budgets publics, était-elle prioritaire, voire nécessaire
?
Maurice SALLES