Le
miracle inattendu
Le théâtre des Champs-Élysées
vient de nous offrir une des soirées les plus rafraîchissantes
et les plus savoureuses de la saison. Une authentique découverte,
voire une révélation, ou tout n'est que plaisir, délice
et ravissement...
A priori, seul le musicologue averti
devrait connaître Florian Léopold Gassmann (1729-1774).
Ce connaisseur se souviendra qu'un
certain... Mozart lui avait déclaré toute son admiration.
Il aura retenu le succès remporté
par son Opera Seria lors de sa re-création au festival de
Schwetzingen en 1994, la production reprise cette année par le Théâtre
des Champs-Élysées et coproduite par le Staastoper de Berlin.
Il ne pourra ignorer, enfin, que le livret de l'Opera Seria (1769)
est signé du brillant Calzabigi, qui a notamment participé
à la réforme de l'opéra en écrivant pour Gluck
les livrets d'Orfeo ed Euridice et d'Alceste.
En revanche, le béotien (ou
presque !) qui découvre l'Opera Seria de Gassmann entrevoit
avant tout une oeuvre parodique, un opéra sur l'opéra (on
pense notamment à l'Ariane à Naxos de Richard Strauss). Il
appréciera certainement le regard critique d'un compositeur et d'un
librettiste sur un genre codifié, l'opera seria, à
son zénith à la fin du XVIIIe siècle. Il relèvera
toute la complicité entre Gassmann et Calzabigi, qui s'amusent à
démonter les excès et les convenances du genre : l'affectation
de la musique à effet, le ridicule des livrets trop précieux
; la pingrerie des impresarii, l'ego des danseurs et les caprices des chanteurs...
ce dernier point restant, plus de deux siècles plus tard, d'une
complète actualité ! Enfin, Il louera sûrement la mise
en scène de Jean-Louis Martinoty : les effets les plus simples sont
amenés avec intelligence, les surprises permanentes, l'invention
constante. À aucun moment on ne prendrait à défaut
ce théâtre intelligent, digne héritier des créations
happenings des années 70.
De Charybde en Sylla
Le rideau s'ouvre : au fond de la scène,
en arrière-plan, une photo du Théâtre des Champs-Élysées
fait effet de miroir ; nous nous trouvons dans les coulisses même
de notre propre salle. Et ces coulisses sont encombrées d'accessoires
hétéroclites : des poissons en mousse, une fausse tête
d'ours, des rapières en bois, des oriflammes, des étendards
aux couleurs passées, du mobilier de théâtre au style
indéterminé... Visiblement, cette maison d'opéra est
loin de l'opulence : la troupe n'a que peu de moyens et le spectacle qui
s'y prépare fera large place à la récupération
de ces briques et brocs. L'impresario, qui s'appelle "Faillite" (!), contemple,
navré, les pages de partitions composées par ces deux artistes
prétentieux : le fat librettiste "Délire" et le désastreux
compositeur "Soupir". Nous sommes au matin de la première, et les
chanteurs vont (seulement) faire leur arrivée. Trois prime donne,
"Détonante", "Mijaurée" et "Porporine", flanquées
de leurs mamans acariâtres (jouées par trois hommes) - mères
plus maquerelles que duègnes ; enfin, précieux et non moins
vaniteux, le primo uomo "Ritournelle". La compagnie est complétée
par un Maître à danser nombriliste. Chacun des protagonistes
est visiblement déterminé à ne servir que sa propre
gloire. Cet acte d'exposition s'achève sur un ensemble burlesque
: les "stars" se voient présentés livret et costumes, chacun
est mécontent ou de sa traîne ou de son chapeau ou de sa place
sur l'affiche ; aucune note d'Oranzeb, l'opera seria en devenir,
n'a été jouée que règne déjà
la cacophonie. Cela promet !
Les choses se bousculent à l'acte
deux, qui nous fait vivre les répétitions : les caractères,
défauts et caprices s'affirment, on change, qui la musique, qui
les paroles, on improvise de nouvelles ornementations, on tente d'apprendre
à jouer la comédie. Même l'orchestre est mis à
contribution : le "compositeur", volant la baguette à René
Jacobs, dirige un instant la formation pour quelques mesures fort discordantes...
Les gags s'enchaînent au fur et à mesure de la répétition
des morceaux. Le divo, arrangeant les paroles selon son (petit)
niveau de compréhension, est ballotté de "Charybde en Sicile"
au cours d'une aria dont les textes décrivent une tempête,
mais dont le rythme est celui d'un "air de sommeil". La diva se
suicide au son de vocalises ridicules et hors de propos. Enfin le sommet
du délire est atteint lors de l'aria del paragone (air d'imitation)
parodique de Porporine, où le grand guerrier victorieux se compare
à un dauphin sautillant parmi les thons. À cet instant, le
public n'est plus qu'un immense éclat de rire ; et l'on ne se souvient
pas s'être amusé aussi franchement à l'opéra.
[ Acte III : Pendant la représentation
de l'opera seria Oranzeb ]
de gauche à droite : Janet
Williams (Porporina), Mario Zeffiri (Ritornello)
et Alessandrina Pendatchanska (Stonatrilla)
© Alvaro Yanez
Le dernier acte va nous permettre enfin
d'assister à la représentation proprement dite. Après
les répétitions ubuesques du deuxième acte, on attend
avec impatience le naufrage inévitable. Le rideau s'ouvre sur un
décor kitchissime d'inspiration hindoue : Lakmé revu
par les Pieds Nickelés ! L'enchaînement des airs est d'un
burlesque débridé, le spectacle dépasse le pire amateurisme.
Et, très vite, la claque, dispersée
dans la salle, prend la parole pour "sortir" les chanteurs en perdition
; et il est amusant de constater combien cet artifice théâtral
pourtant remâché fonctionne : tandis que les "spectateurs"
huent les chanteurs, une partie des vrais spectateurs tentent de calmer
la vindicte par des "chuuuts" embarrassés. Passé l'étonnement,
la salle se fait complice, et le rideau tombe sur le fiasco attendu d'Oranzeb.
Les mamma commentent le désastre
et l'on découvre que l'impresario, finalement le plus sensé
de cet aréopage de Narcisses, s'est enfui avec la recette. Chacun
se console et se rassure de l'échec en tournant contre lui, et contre
la race des impresarii, la furie collective. Un lieto finale à
l'absurdité ravageuse, ultime pirouette d'un livret à la
modernité stupéfiante.
Musicalement, Gassmann alterne le pur
buffa
- l'impresario a par exemple des faux airs de Figaro, les ensembles électriques
semblent préfigurer... certains crescendo rossiniens
! - et la caricature. Certains des pastiches d'airs à convention
donnent un résultat digne de figurer dans bon nombre d'opera
seria. L'interminable ouverture de l'Oranzeb, au début
du troisième acte, est un modèle de pauvreté musicale
et d'affligeante grandiloquence. En parfait accord avec son livret, la
musique de Florian Gassmann est facétieuse et euphorisante.
Comment ne pas associer à cette
réussite théâtrale et musicale une incroyable troupe
de chanteurs acteurs, qui, non contents de se livrer aux écarts
vocaux les plus fous, aux ornementations les plus délirantes, aux
suraigus, aux trilles, aux vocalises jusqu'à la fausse fausse-note,
chantent en jouant à la perfection.
Naturellement, les trois "divas harpies"
mènent vocalement le bal, et nos oreilles ont bien du plaisir à
les entendre, particulièrement Alexandrina Pendatchanska, qui assume
une tessiture tout bonnement inhumaine. Le public ne s'y trompe pas et
lui fait un triomphe.
La délicate Miah Persson, fidèle
de René Jacobs, est une Smorfiosa hypocondriaque à souhait,
sa voix agile et gracieuse rend justice à son personnage névrotique.
Janet Williams enfin est une Porporine dynamique à souhait.
En "Ritournelle", le chanteur vedette,
Mario Zeffiri fait valoir son timbre de ténor rossinien, déployant
un excellent falsetto et une vaillance qui lui permet d'affronter
les tensions de l'emploi. Pietro Spagnoli, habitué des grands rôles
mozartiens, délivre dans le rôle majeur de l'impresario, seul
personnage non psychotique, un chant impeccable, une diction parfaite et
une vaillante projection. Mention particulière aux trois "mamma",
qui réussissent l'exploit, passé la première surprise,
de nous faire croire à leur personnage burlesque, et à Dominique
Visse, dont il faut une fois encore saluer l'incroyable abattage scénique.
Félicitons enfin l'excellent
Concerto Köln, qui mène la danse avec précision, sous
la baguette (virtuelle, il dirige de la main) d'un René Jacobs qu'il
faut louer pour cette magnifique découverte.
Décidément, le Théâtre
des Champs-Élysées, après une superbe Petite Renarde
Rusée, et avant une Cenerentola prometteuse, nous offre
une saison superbe. Mais où donc étaient les caméras
? Alors que dans certaines maisons on capte de plus grises productions,
cette soirée mémorable aurait mérité d'être
conservée en images pour la postérité ! Tant pis,
on se rattrapera grâce à la captation réalisée
par France Musiques et diffusée le 14 juin prochain (à 19
h 30).
Frédéric
Théret