CALE SECHE
Revoici sur la scène de l'Opéra-Bastille,
l'Otello déjà présenté en mars et dans
une distribution quasi identique ( voir notre critique).
Vladimir Galouzine est un chanteur
indéniablement plein de qualités : énergie, puissance,
engagement, le problème, c'est qu'elles se manifestent de plus en
plus rarement (1). Après
des représentations un peu chaotiques en mars, on pouvait espérer
une bonne surprise pour cette dernière série de juin.
Hélas, le chanteur ne ménage
pas sa voix : entre les huit représentations d'Otello en
mars et les huit autres en juin, il aura chanté sept Calaf ! Au
programme de la rentrée, de nouvelles séries d'Otello
ou de Paillasse : autant dire que l'artiste sera frais pour ses
huit nouvelles représentations d'Otello à Bastille
en février 2005. D'ailleurs, s'agissant donc d'un total de vingt-quatre
Otello
à Paris en douze mois, doit-on parler d'art ou d'abattage ?
La soirée du 17 juin se classe
dans la moyenne basse : le lot habituel de vociférations, une justesse
souvent approximative, des aigus de plus en plus poussés et une
caractérisation sommaire. Au positif, pour frustre qu'elle soit,
l'interprétation reste à de nombreux moments électrisante
: mais c'est l'art d'accommoder les restes.
Le rôle de Desdemona ne pose
pas de problèmes techniques particuliers à Cristina Gallardo-Domas
qui succède à Barbara Frittoli ; elle dispense une voix au
timbre chaud, variant avec subtilité les couleurs et nous offre
une interprétation intelligente et d'une grande sensibilité
: douceur, fragilité mais sans la passivité un peu niaise
de certaines interprètes.
Jean-Philippe Lafont n'est guère
gâté par la mise en scène : la tête de Paillasse
dans le costume de Mussolini, un crâne en plastique à la main (2),
la bonhomie de Falstaff, et de bout en bout, des grimaces à côté
desquelles Lon Chaney dans Quasimodo passerait pour un acteur suédois
dans un film de Bergman. Iago super-vilain, démarqué du personnage
du Joker incarné par Jack Nicholson dans Batman, il fallait
oser !
Vocalement, c'est en revanche très
correctement chanté : au fil des ans, la technique de Lafont s'est
améliorée et l'instrument est devenu plus docile. Reste un
timbre qui convient sans doute mieux au répertoire allemand qu'au
répertoire italien ou français.
Jonas Kaufmann est certainement
la vraie découverte (pour les Parisiens) de cette série :
physiquement comme vocalement, voilà un artiste qui retient l'attention.
Un timbre assez sombre (un peu à la Cura), un phrasé impeccable
et une étonnante présence théâtrale compte tenu
du caractère assez anecdotique du rôle. Seul regret, le volume
vocal est encore un peu faible pour Bastille (3).
Les autres rôles varient du
bon (le Roderigo de Sergio Bertocchi ou le Lodovico de Giovanni Battista
Parodi) au très bon (le Montano de Christophe Fel et l'Emilia de
Nona Javakhidze, qui succède, elle, à Elena Cassian).
On dit parfois qu'un grand théâtre
se reconnaît à ses seconds rôles : ce serait le cas
si on pouvait avoir le même enthousiasme envers les premiers solistes.
Les choeurs et l'orchestre sont irréprochables.
Sans génie particulier, James Conlon est ici plus supportable que
dans d'autres programmes : sa lecture, violente, frustre mais efficace,
de la partition est au diapason du rôle-titre et finit par emporter
l'adhésion.
Concluons sur la mise en scène
affligeante d'Andrei Serban, autrefois mieux inspiré.
L'introduction reste toujours aussi
spectaculaire : des projections de vagues en furie sur une trame tamisée
en avant-scène. Pour le reste, des atténuations ont été
apportées par rapport à la création en mars, mais
pas pour les scènes les plus contestables.
On retrouvera donc quelques morceaux
d'un ridicule achevé ; par exemple, la conclusion de l'acte III
: Iago passe autour du cou d'Otello le cordon de velours rouge qui servait
à retenir la foule et, le tenant ainsi en laisse, lance "Ecco il
leone" ; ou encore, la dernière scène de l'acte IV : Otello
maquillé en Iroquois (avec la trousse de Desdemone, en plus !) fait
le tour du lit de celle-ci en jetant des plumes de corbeau ; le Maure poursuit
la jeune femme en crevant sur son passage les paravents de la chambre (symbolisation
"subtile" de la perte de virginité ?) avant de lui asséner
un coup de couteau puis de la finir en l'étranglant avec son voile
(4).
Et bien sur, le crâne qui accompagne
fidèlement Iago tel le perroquet sur l'épaule du pirate Long
John Silver dans L'Ile au Trésor.
Le grotesque de certains costumes
a lui aussi été atténué pour cette reprise
: ainsi de l'envoyé du Doge qui retrouve une tenue plus en rapport
avec la noblesse de ses fonctions (5). L'ensemble reste totalement hétéroclite
: des robes de soirées pour les dames, l'habit traditionnel du pêcheur
de crevettes du Boulonnais pour les marins, ou encore les tenues "d'amiral
de la marine suisse" pour Roderigo et Montano...
Les décors n'évoquent
rien de précis : à partir du moment où l'on accepte
que les ruelles chypriotes soient équipées de lanternes électriques,
on peut tout admettre ; seule concession "méditerranéenne"
: un palmier au pied duquel viendra mourir Otello (symbole phallique cette
fois ?).
Pour la reprise de 2005, Gérard
Mortier a d'ores et déjà annoncé qu'il avait bien
compris les intentions de Serban (clause de style, parions-le), mais que
leur traduction scénique mériterait d'être retravaillée.
On ne peut que se féliciter d'une telle démarche et saluer
son courage : habituellement, les directeurs d'opéras ont plutôt
tendance à se réfugier derrière une sacro-sainte "liberté
artistique" pour ne pas intervenir. D'avance merci, Monsieur Mortier.
Placido CARREROTTI
__________
Notes
1.
Voir par exemple les quelques témoignages illustrant bien les irrégularités
de l'artiste :
- Mauvais : Tosca
à Bastille en Mai 2002
- Moyen : Turandot
à New York en Octobre 2002
- En grande forme et soir mais pas
l'autre : Turandot à Bastille
en Décembre 2002
- Petite forme : Otello
à Bastille en Mars 2004
2.
Crâne dont il se sert pour casser un miroir à la fin de son
"Credo" ; hilarité satanique et yeux en boules de loto : on se croirait
dans un film d'horreur de série Z. Iago double noir d'Hamlet ? On
reste confondu par la gratuité d'un tel rapprochement.
3.
D'autres grands théâtres aux acoustiques plus favorables ont
déjà des projets important pour lui dans leurs cartons :
"La Rondine" à Covent Garden en 2005 aux côtés d'Angela
Gheorghiu et sans doute Alfredo au Met la saison suivante, toujours aux
côtés d'Angela (mais que fait Roberto !).
4.
Version édulcorée par rapport à mars : nous avions
eu droit à plusieurs coups de couteau, à une tentative d'étouffement
avec un oreiller et à l'étranglement final ; on n'est jamais
trop prudent !
5.
En mars, il semblait sortir du Carnaval de Venise sans avoir pris le temps
de se démaquiller !