UNE DIDON COMME UN FRUIT ENCORE
VERT...
Ce concert s'inscrivait dans une des
manifestations à thème dont la Cité de La Musique
a désormais le secret. Cette fois, il s'agissait des "Voix baroques"
où figuraient quelques raretés comme Elena e Paride
de Gluck et, le jour suivant, une oeuvre tout aussi négligée,
à savoir la Didone Abbandonata de son rival avéré,
Niccolo Piccinni.
Depuis 1987, Antonio Florio, à
la tête de son ensemble la Capella de Turchini, poursuit avec succès
un éminent travail sur l'opéra napolitain des XVIIème
et XVIIIème siècles, travail jusqu'à présent
plutôt orienté vers le versant bouffe du genre.
Un pas nouveau est franchi avec La
Didone, opera seria du plus pur style napolitain, caractérisé
par une succession alternée de récitatifs et d'airs et qui
épouse, par ailleurs, le schéma classique métastasien
: trois actes précédés d'une sinfonia introductive.
Natif de Bari, Niccolo Piccinni fut
également auteur d'opéras bouffes écrits sur des livrets
de Goldoni. C'est pourtant avec la Cecchina ossia la Buona figliola
qu'il connaît la consécration en 1760, lors de sa création
au Teatro delle Dame à Rome. L'ouvrage qui marqua un tournant important
dans l'histoire du théâtre musical en inaugurant le genre
"larmoyant", eut un tel succès qu'elle fut représentée
dans tous les théâtres d'Italie, et même au-delà
de ses frontières.
Fort d'une telle renommée, Piccinni
composera La Didone, dont la création eut lieu en 1770, avec
quelques uns des castrats les plus célèbres de l'époque
comme Antonio Gotti dans le rôle de Didone et Tommaso Guarducci dans
celui d'Enée. Six ans plus tard, il rejoignit Paris à l'invitation
de l'Académie Royale de Musique qui lui proposait un contrat fort
attrayant.
Il y demeura quinze années au
cours desquelles il mena la célèbre querelle qui l'opposa
à Gluck et imagina une nouvelle Didon, cette fois sur un
livret français de Marmontel. Les deux oeuvres étant fort
différentes, il semble que l'atout majeur de la version napolitaine
réside en l'extraordinaire livret de Métastase, sans doute
un des plus beaux exemples de poésie lyrique de toute l'histoire
de la musique.
L'action dramatique s'y exprime, comme
pour tout opera seria de facture classique, dans les récitatifs
secco,
les airs dévolus à chaque personnage servant à exprimer
les états d'âme et les émotions. Ainsi placés
à la fin de la scène, ces "airs d'exposition" n'interrompent
pas l'action dramatique, mais en sont plutôt le commentaire ou la
conclusion. L' expansion lyrique qui les caractérise marque la rupture
avec le cours des événements, s'oriente vers l'introspection
et met en relief, en quelque sorte, un retour à la primauté
de la musique.
Entendre cette oeuvre présentait
donc un grand intérêt à plus d'un titre, d'autant que
le personnage de Didon est très à la mode actuellement, ainsi
qu'en témoignent la récente production des Troyens
au Châtelet, les fréquents concerts et les représentations
scéniques du célèbre Didon et Enée de
Purcell dont sort, d'ailleurs, un nouvel
enregistrement salué par la critique, avec Emmanuelle Haïm
au pupitre, Susan Graham et Ian Bostridge dans les rôles titres.
Dans la Didone de Piccinni,
Selene, la soeur de la reine, est amoureuse d'Enée, et se révèle
donc sa rivale, ce qui constitue un ressort dramatique non négligeable.
L'argument accueille aussi le personnage de Jarba, roi des Numides déjà
présent dans la Didone de Cavalli et dont il est fait mention dans
les Troyens, y apparaît également et poursuit Didon de ses
assiduités.
D'où vient alors que cette version
de concert nous laisse un peu sur notre faim, assez extérieurs à
cette vaste succession de grand airs de bravoure et avec, de surcroît,
une vague sensation de frustration ?
Même si, pour des raisons évidentes,
il est impossible de savoir ce qu'était exactement la voix de castrat,
une chose au moins est indubitable selon les témoignages historiques
dont on dispose : il s'agissait de grandes voix et ces chanteurs étaient
de véritables stars.
Or, dans le cas présent, nous
avons affaire à des voix jeunes, fraîches, précises,
mais plutôt "vertes" dans l'ensemble et sans l'ampleur et la maturité
qu'on pourrait attendre dans ce répertoire. Même Roberta Invernizzi,
qui se détache pourtant de la distribution, n'arrive pas tout à
fait à convaincre, malgré son timbre rond, fruité
et musical, idéal pour un répertoire plus léger, et
ses louables efforts d'expression et d'investissement dramatique. II est
clair que le personnage réclame des moyens vocaux plus importants,
en particulier pour les arie di furore. Il en est de même
pour Enée, auquel le beau timbre de Maria Ercolano, un peu "vert"
également, ne confère pas l'héroïsme espéré.
Quant à Dionisia di Vico, qui interprète Jarba, elle semble
fréquemment hésiter entre plusieurs tessitures, et se retrouve
souvent contrainte à poitriner exagérément les graves.
Les rôles de Selene, Osmida et
Araspe, moins lourds, sont respectivement bien tenus par Maria Grazia Schiavo
et Milena Giorgeva, à la voix fraîche et claire, et Luca Dordolo,
au joli timbre de ténor mozartien.
A la décharge des artistes,
il faut cependant reconnaître que donner une telle oeuvre en concert
accroît les difficultés d'interprétation, en accentuant
le caractère statique et systématique de cette forme d'opéra.
Une version scénique aurait sans doute apporté un surcroît
de vie et de mordant à leur prestation.
Ce qui est sûr, c'est que l'orchestre
sonne magnifiquement et que les chanteurs, dans l'ensemble un peu crispés
au début du concert, semblent quand même se réchauffer
après l'entracte.
Stylistiquement, cette Didone n'est
pas sans faire penser à certains opéras de jeunesse de Mozart,
notamment Mitridate ainsi qu'à à ses airs de concert
On peut même supposer, sans trop se tromper, que Mozart dut entendre
plus d'une fois cette Didone-là... D'ailleurs, n'utilisa-t-il pas
en 1778 le même texte de Métastase pour l'un de ses plus fameux
airs de concert, le sublime "Basta, vincesti,Ö Ah non lasciar mi" n°
K.295 interprété par les plus grandes cantatrices ?
Il n'empêche qu'il faut remercier
Antonio Florio, sa Capella de' Turchini et tous ses chanteurs, de nous
avoir donné à entendre cet ouvrage qui constitue sans doute
un des fondements de l'opera seria dans sa forme la plus
épurée, une forme dont Haendel, Mozart et Gluck bien sûr
s'employèrent à faire éclater les structures avec
une liberté de forme et d'inspiration qui sans doute les rapproche
de nous.
Juliette BUCH