A mi-chemin
entre la fable et le conte fantastique, d'une épouvantable noirceur,
la Dame de Pique, courte nouvelle écrite par Pouchkine en
1833, impressionna beaucoup ses contemporains et inspira ensuite traducteurs
et adaptateurs. C'est à la demande du directeur du conservatoire
de Saint-Pétersbourg que Modeste Tchaïkovski, le frère
du compositeur, produisit un livret sur ce sujet, livret qui s'écarte
sensiblement de l'oeuvre originale, à la fois par le souci de produire
un spectacle somptueux à la scène, mais aussi, semble-t-il,
d'adoucir un peu le cynisme de Pouchkine. Tchaïkovski composa la partition
très rapidement à l'automne 1890, presque d'un jet, avec
fièvre et enthousiasme, et considérait la Dame de Pique comme
son véritable chef-d'oeuvre. La partition ne manque certes pas d'attraits
et regorge de splendides mélodies inspirées par le tragique
des situations, de tensions dramatiques intenses orchestrées avec
effets, et de moments de répit, choeurs d'enfants, pastorale et
autres divertissements dans le goût de l'époque.
La production de la Monnaie, en collaboration
avec les maisons d'opéra de Cardiff, Oslo et Bologne, est mise en
scène par Richard Jones et placée sous la direction musicale
de Daniele Callegari. Elle réunit une très belle équipe
de chanteurs pour la plupart issus du conservatoire de Moscou (et qui se
jouent donc des difficultés de la langue), des voix amples et saines,
aux aigus faciles, très efficaces sur le plan dramatique. Le couple
Hermann Lisa (Vitali Tarachenko et Tatiana Monogarova) qui a recueilli
tous les suffrages du public, et les nôtres en prime, domine cette
brillante distribution vocale : vaillance et richesse du timbre pour le
ténor, couleurs cuivrées, presque trop riches pour ce rôle
de jeune fille, chez la soprano. L'Islandais Tomas Tomasson (vaillant Comte
Tomski, superbe voix) n'est pas en reste et l'emporte en vigueur et en
présence scénique sur l'autre baryton, Vladimir Chernov (Prince
Ieleski). Le rôle titre (mais sur le plan vocal, c'est somme toute
un petit rôle) est tenu par la mezzo Nina Romanova, et Marina Domashenko
chante Pauline.
© Johann Jacobs / La Monnaie
Les décors (John Mac Farlane)
évoquent une Russie de fin de règne, sans qu'on puisse bien
la situer dans le temps, un monde déliquescent, la perte des valeurs,
le vieillissement de tout. Du jardin public à la chambre de Lisa,
puis à celle de la comtesse, on passera ensuite par un audacieux
renversement de perspective à la chambre de Hermann, au moment où
il sombre dans la folie, vue d'en haut, qui crée le malaise et donne
le vertige, somptueux moment de théâtre. Au dernier tableau
enfin, la table de jeu qui occupe quasi tout le plateau, inclinée
comme après un tremblement de terre, exprime elle aussi un monde
en perdition, qui vacille littéralement sur ses pieds. Ce sont autant
de tableaux saisissants, audacieux et expressifs.
Mais au sein de ces lambeaux de splendeurs,
aucun chanteur ne trouve vraiment ses marques ; la plupart des situations
semblent en porte-à-faux : qu'Hermann chante son amour ou son désespoir,
le jeu de l'acteur est le même, distant et sans émotion. La
mise en scène n'exprime rien des rapports pourtant extrêmement
tendus des principaux acteurs du drame. Beaucoup d'airs sont chantés
face au public, à l'avant scène et les mouvements des choeurs
se résument à traverser la scène de cour à
jardin ! Cette absence de tension scénique, en total décalage
avec la musique passionnée de Tchaïkovski, crée parfois
l'ennui, alors que le livret riche de sens abonde pourtant en sollicitations
interprétatives, parcourant l'infinie palette des sentiments humains
: l'amour, la jalousie, la cupidité d'Hermann, puis sa folie, le
doute, la naïveté et le désespoir de Lisa, le cynisme
de la comtesse, sa passion du jeu ou ses tentatives dérisoires de
résister au temps qui passe, bien peu de ces affects sont effectivement
traduits en gestes et ce n'est pas l'intervention tardive d'un squelette
géant en guise de spectre, plus proche de la dérision d'un
Ghelderode que du drame romantique de Pouchkine, qui réussira à
créer l'émotion visuelle. On verserait presque dans un grotesque
hors de propos.
Le chef, Daniele Callegari, livre dans
l'ensemble une bonne prestation ; il semble accorder plus d'attention à
l'orchestre qu'aux chanteurs, qu'il laisse plus ou moins livrés
à eux-mêmes, et si sa baguette fait bien chanter les cordes,
elle laisse passer quelques imperfections du côté des cuivres,
parfois plus bruyants qu'il ne faudrait. Les richesses de l'orchestration
n'en sont pas moins bien rendues : gloire et justice à la partition.
Claude JOTTRAND
Jusqu'au 13 février 2005 au
Théâtre Royal de la Monnaie
à Bruxelles.