D'Indy
n'a pas laissé beaucoup de chance à Chabrier de se construire
une postérité "sérieuse" en le qualifiant d' "ange
du cocasse"... Cosima Wagner non plus, trop ridicule cependant par son
culte maniaque de l'époux génial pour être prise au
sérieux, lorsqu'elle parle à son sujet de "trivialités
de café-concert" ! Le compositeur d'España ne mérite
cependant ni dédain ni oubli. Car véritable autodidacte,
enfantant ses oeuvres d'une plume douloureuse, il dépasse bien des
clivages, maître "futuriste" presque, annonçant Debussy (l'apparition
de Minka au I, ici, a bien des couleurs de Pelléas), tendant
la main aux Messager et Satie à venir.
Aurait-il eu un livret plus épais,
moins prosaïque que le Roi malgré lui, délirant
conte des tribulations de notre Henri III national exilé en Pologne,
eût pu être un authentique chef-d'oeuvre. Il peut sembler pourtant
bien difficile d'accès, sans ces morceaux "fermés" qui se
fredonnent au saut du lit, et cependant nourri d'une incroyable sève
mélodique, tirant à hue et à dia, jouant de la naturelle
bigarrure d'une orchestration diaboliquement minutieuse, hors- cadre elle
aussi.
On sait donc, par principe, un gré
infini à l'opéra de Lyon d'offrir à nouveau au public
cette oeuvre inclassable, dans une réalisation à la fois
remarquable de finesse et d'une fraîcheur que l'on dirait improvisée.
Car on aime le parti pris de Laurent Pelly de nous offrir là la
vision d'un savoureux work in progress, d'une répétition
plus vraie que nature, parcourue d'artistes en frac vite habillés
aux couleurs du XVIème siècle, objectivant l'historicisme
pompeux du livret original. On aime ce théâtre à mi-chemin
du prologue d'Ariane et du décor bien connu de l'Orphée
du même Pelly. On aime la précision du détail, la troupe
des régisseurs et machinistes affairés, le faux-semblant
décalé des toiles peintes que l'on amène à
la hâte derrière les chanteurs, cette manière unique
de chorégraphier les évolutions, les gestes, les regards
de chacun, d'organiser aussi ce joyeux désordre. On aime cette furia,
cette redondance des intertitres, ce monde très référencé
entre le burlesque alla Buster Keaton et l'absurde des Monty Python.
On aime enfin la manière ludique de surjouer les situations, de
désamorcer les longueurs un peu poussives de l'action d'un simple
clin d'oeil (incroyables le running gag des mousquetaires portant
épées, capes et ferrets pour sauver la bonne madame Bonnassieu
comme aussi la vision de Nangis se cherchant en coulisses une chaise pour
mieux patienter pendant la déclaration d'amour de Minka).
© Gérard Ansellem
Que dire alors de la direction de Pido,
si ce n'est qu'elle joue à fond la carte de l'équilibre,
des alliances de timbres, de la polyphonie délicate, mais aussi
de la virtuosité, de la brillance débridée, vigoureuse,
à la délicatesse de touche de l'estompe. En cela le chef
est plus que solidement secondé par un orchestre gouleyant qui s'amuse,
autant sans doute que le choeur vocalement superlatif et scéniquement
désopilant.
Que dire enfin de la distribution qui
se donne à entendre ici ? Qu'on en redemande, tout simplement !
Qu'on voudrait plus souvent des Minka aussi fines actrices et musiciennes
que Magali Léger. La chanteuse bluffe ici son monde, petite soeur
de Lakmé dans l'alanguissement de ses poses mystérieuses,
noyées d'ombres changeantes, musquée, souple comme une liane,
mais aussi enivrée d'une virtuosité éméchée.
Parfaite aussi de ton la duchesse virago de Maryline Fallot, exubérante
hystérique laryngée et géniale dans sa scène
d'équipées vénitiennes nauséeuses ! Yann Beuron,
lui, s'avère un Nangis excellent, dans ce rôle qui lui demande
ce qu'il a de meilleur dans la voix, la verve, le sourire, l'emportement
amoureux de la ligne face à Minka, le rayonnement de l'aigu avec
ce petit plus que lui demande Pelly, cette irrésistible silhouette
empotée de Roméo de supérette. On aime aussi le Laski
farouchement ridicule de Leguérinel, sa voix cuivrée et sa
trogne alla Ustinov. On reste saisi par le Fritelli virtuosement
cauteleux et pleutre à souhait de Naouri, à la voix concentrée
comme rarement, brillante et semblant ne devoir connaître aucune
limite. On sera peut-être, pour finir, plus dubitatif sur la prestation
de Nicolas Rivenq qui a pu sembler fatigué et vaguement gêné
aux entournures par la tessiture de son Henri de Valois, et ce malgré
un panache véritablement royal (et plus encore même), malgré
aussi ses couleurs aiguisées, affûtées à la
manière d'un baryton Martin, malgré enfin des demi-teintes
et un art de l'allégement qui font rêver.
Un enregistrement doit suivre a-t-on
appris, et l'on se permettra d'espérer une captation vidéo
car il y a là un monument d'humour, un ton unique, une délicate
pointe de surréalisme qui font que cette oeuvre est plus que réhabilitée,
elle nous devient simplement in-dis-pen-sable.
Benoît BERGER