Ces décors
- stucs, ferrures, arabesques Art nouveau -, ces costumes - soies plissées,
imprimés géométriques - , bref, cette somme dense
de références où se profilent Klimt et Horta, Majorelle
et Lavirotte, eussent pu, Madame, vous tuer. Vous figer dans la joliesse
et l'attendrissement. Vous noyer dans des raffinements fin-de-siècle
auxquels certes la musique de Puccini accorde mainte concession.
N'est-ce pas du reste cela même
qui défait Magda ? N'est-ce pas cette aspiration finale à
des amours moins simples, à des heures moins nues ? N'est-ce pas
l'attrait même des bibelots et des petits égarements bourgeois
qui ramène l'hirondelle à son nid parisien ?
Naturellement, il y a plus que cela.
Il y a la fêlure, qui est celle du temps qui passe. Tout est là,
et c'est cela, Madame, que vous nous avez fait entendre l'autre soir. Je
ne sais pas comment. Je ne sais plus si c'était dans votre voix,
ou dans vos yeux, que se lisait ce lointain, que se devinaient la fragilité
et la rupture. Ou dans ce pli de votre bouche qui donne à votre
visage quelque chose de douloureux. Ou dans ce geste gracieux qui accompagne
les phrases haut tenues et indique quelque autre monde, invisible à
l'oeil nu - celui de la mémoire.
Ainsi, sur ce plateau où l'on
s'était appliqué à restituer avec une fidélité
de grimaud la couleur locale, vous étiez ailleurs, sorte d'apparition
comme seules savent et peuvent être les héroïnes de Puccini,
toujours dans cet entre-deux, toujours perdues dans cette rêverie
dont elles colorent leur vie avant que la vie ne les rattrape et ne les
fasse payer. Ainsi Mimi, ainsi Musette, ainsi Cio-Cio-San, ainsi Manon
- toutes si fortement charnelles et si peu incarnées.
Vous étiez cela, Madame : éthérée.
L'éther, chez les Anciens, c'était le ciel limpide. C'est
là que vous nous avez mis.
A cette ténuité lumineuse
s'opposait l'enracinement de votre Ruggero (Giuseppe Filianoti : visage
de Pierrot lunaire à la Gigli, timbre sombre et métal sonore),
sa vitalité terrienne, sa robustesse qui dans le dernier tableau
éclate en un désarroi éperdu d'incompréhension.
Il fallait aussi que la fantaisie s'en
mêle, et c'est grand mérite à Nicolas Joël d'avoir
su la faire si vivace, si tournoyante, plus grand mérite encore
à l'excellentissime Marius Brenciu (Prunier) et à Annamaria
dell'Oste (Lisette) de n'avoir pas confondu burlesque et farcesque. Comme
autant de gravures nées sous la main de Mucha, les seconds rôles,
impeccables, passent sur scène en souriant - mais le Rambaud du
vétéran Rinaldi a l'épaisseur un Lancaster viscontien.
Le Maestro Armiliato fait valoir les transparences d'aquarelliste et les
irisations subtiles voulues par Puccini, jusqu'à certaines acidités
osées qui disent le refus de la pleine pâte, et de la fresque,
mais où se profile la pointe sèche, cruelle, de Lulu.
Dans ces cordes d'une élégante
amertume, votre voix, Madame, se mirait, et nous vous admirions.
Sylvain FORT