PAS DE QUOI EN FAIRE
UN PLAT...
Une nouvelle production pour un ouvrage
absent du répertoire depuis près de 10 ans (1),
une distribution prestigieuse, véritable dream team, avec
la prise de rôle d'une chanteuse particulièrement chère
au public parisien, l'Opéra de Paris aura vraiment mis les grands
moyens pour cette reprise du chef d'oeuvre de Richard Strauss.
Une salle enthousiaste salue sans réserve
les solistes au rideau final, témoignant ainsi du très grand
succès de cette soirée, l'une des plus attendues de la saison.
Au risque de passer pour un aigri,
un grincheux ou un rabat-joie, j'avoue que cette Salomé m'a
laissé insatisfait. Une fois de plus et comme en grande cuisine,
la preuve est faite que les meilleurs ingrédients ne suffisent pas
pour réussir un bon plat.
Après une Dame de Pique
contestable et contestée, mais néanmoins digne d'intérêt
(2) et un
Démon très "fête de patronage", Lev Dodin pouvait par
ce spectacle confirmer son talent ou son inadéquation pour le genre
lyrique. C'est malheureusement la seconde option qui s'applique : Lev Dodin
n'a rien à dire et malgré l'agitation des personnages, le
drame ne franchit que difficilement la fosse.
Les décors n'évoquent
rien de précis : la seule originalité consiste à mettre
Jochanaan dans une cage amovible (tu chantes : je te mets sur le devant
de la scène - tu chantes plus : retourne dans ton trou). Pour le
reste, un mur à gauche, le même avec une loggia à
droite, un escalier au fond et des stalles au premier plan côté
pair qui viennent subtilement boucher la vue d'une partie des spectateurs
de parterre, très certainement ravis d'avoir payé plus de
100 € pour voir les fesses de Chris Merritt pendant la Danse des
Sept Voiles. Avec ça, une Lune qui parcourt la toile de fond
et l'inévitable éclipse au moment où Mattila montre
la sienne.
Autre grand moment : des costumes à
dominante jaune vif tirés d'une version comique des Mille et
Une Nuits, Hérodias étant notamment gratifiée
d'un chapeau de Grand Vizir digne de Geneviève de Fontenay lors
d'une élection de Miss France et Narraboth d'une superbe panoplie
de Gladiator en imitation plastique ; quant à l'Hérode
de Chris Merritt, c'est Demis Roussos revu au travers d'une télé
déréglée. N'oublions pas les deux soldats et leur
jupettes rayées jaune et marron taillées dans des tickets
de métro.
Au rideau final, Karita Mattila tentera
à plusieurs reprises de faire venir Lev Dodin pour les saluts (et
franchement, il ne risquait pas grand chose tant la production est "consensuelle")
et finira avec un sourire et un geste d'incompréhension à
l'égard du public. Maintenant, Lev Dodin n'ayant signé ni
les décors, ni les costumes, ni les lumières (d'ailleurs
excellentes), ni la chorégraphie ni la dramaturgie : que pouvait-on
lui reprocher ?
Karita Mattila accomplit néanmoins
une performance assez exceptionnelle : elle est jeune et belle, s'investit
totalement, franchit le mur sonore de l'orchestre, danse divinement et,
en plus, montre ses fesses. Elle court sans cesse d'un bout à l'autre
du plateau, grimpe à la cage de Jochanaan ou réclame sa tête
en exécutant un grand écart : c'est physiquement prodigieux
et on imagine mal qui pourrait reprendre le rôle dans cette production
tout en chantant avec une telle intensité (3).
Toutes les notes sont là, avec une émission qui rappelle
parfois Leonie Rysanek (mais sans le volume !) et qui fait tout de même
craindre pour la santé vocale future de cette interprète.
Les aigus sont superbes, le médium un peu sourd, les graves exagérément
poitrinés, mais c'est dramatiquement efficace.
Si l'on s'en tient à cette description,
somme toute superficielle, on sera enthousiasmé par cette artiste
et dans cette perspective, son succès aux saluts est entièrement
mérité.
Mais tous ces efforts suffisent-ils
à faire une Salomé ?
Ni gamine capricieuse, ni femme perverse,
un peu nymphomane et visiblement tarée sur les bords, à peu
près dépourvue de sensualité... Quelle est la vision
de Mattila ? Il y a clairement une tentative d'incarnation : le personnage
n'est pas monolithique, mais on ne peut pas dire que les multiples facettes
soient cohérentes . En fait, le personnage n'est tout simplement
pas lisible et si nous pouvons être enthousiasmés, nous ne
sommes jamais vraiment fascinés.
La Danse des Sept Voiles nous laisse
pantois devant l'exploit physique ; mais où sont l'érotisme,
le mystère (et puis, une Salomé blonde...) ? Quelle lasciveté
dans la vision du fessier mattilien alors que cette Karita rayonnante évoque
plutôt une publicité pour des vacances saines et sans complexes
dans un camp de naturistes de la côte finnoise ? Comment se sentir
mal à l'aise quand Salomé embrasse goulûment la tête
de Jochanaan avec la frénésie de Jacques Chirac dégustant
une tête de veau ? Désolé, mais ça ne passe
pas.
Souhaitons donc à cette grande
artiste d'avoir l'opportunité d'approfondir ce rôle : nous
aurons peut-être une grande Salomé dans 10 ans, mais aujourd'hui
c'est encore trop superficiel et étudié.
A ces côtés, William Burden
est un Narraboth particulièrement agréable à regarder
et qui chante très bien (4)
; avec ça, rien de passionnant non plus, le suicide nous laissant
de glace.
Annoncé souffrant le 23 septembre
(5), Falk
Struckmann est un Jochanaan impressionnant de puissance mais un peu caricatural.Théoriquement
en pleine forme le 29, il aura au contraire beaucoup de mal à finir
sa scène, les aigus étant partiellement escamotés.
Lorsque Chris Merritt intervient, le
décalage est tel avec les scènes aseptisés que nous
venons de vivre que, l'espace de quelques minutes, je crains qu'il n'en
fasse trop et sombre dans un cabotinage déplacé. Mais le
spectacle bascule : même les duos prennent un autre relief, et nous
ressentons enfin le frisson du théâtre.
Evitant la caricature, Merritt campe
un personnage dégénéré, mais faible et même
attachant par ses faiblesses, un Hérode drôle également,
bref : une superbe incarnation. C'est même un crime que de le mettre
en scène de dos pendant la Danse de Mattila et pourtant nos yeux
vont de l'un à l'autre. Vocalement, le ténor n'est sans doute
plus à son zénith, mais il demeure bien au-dessus de ce qu'on
entend habituellement dans ce rôle.
Le 23, Julia Juon remplaçant
au pied levé Anja Silja assure le minimum syndical, sans l'engagement
de sa Kundry, mais aussi sans les problèmes vocaux (aigus escamotés
ou faux) supportés lors de ce Parsifal. Anja Silja est bien
plus motivée le 29, mais le rôle d'Hérodias n'est guère
gratifiant : nous sommes toujours heureux d'entendre cette grande artiste,
mais franchement, c'est ici un luxe.
Les petits rôles sont excellemment
tenus et la place nous manque pour les citer tous.
Dans la balance de ce spectacle au
bilan mitigé, la direction de James Conlon contribue au passif.
L'orchestre est techniquement irréprochable, mais c'est en vain
que nous cherchons une vision : confondant décibels et paroxysme,
incapable de soutenir une tension dramatique (l'accompagnement de la scène
finale est à pleurer), d'une rigueur métronomique mais avec
des imprécisions (les attaques sont systématiquement molles),
n'évitant pas la vulgarité (la Danse des Sept Voiles culmine
dans l'ambiance de kermesse joyeuse d'une fête à la bière),
on attend désespérément le côté sulfureux
qui fit scandale à la création.
En définitive, James Conlon
est le vrai maillon faible de ce spectacle (6)
qui ravira néanmoins la plus grande partie du public.
Placido Carrerotti
1.
La dernière production à l'Opéra de Paris, remontant
à février 1994, réunissait une Karen Huffstodt incandescente
(qui enregistra la version française sous la baguette de K. Nagano
avec les forces de l'Opéra de Lyon en 1990), Leonie Rysanek (dont
ce furent les adieux à Paris), R. Ulfung (également interprète
de la version française) et Monte Pederson sous la baguette de M.W.Chung
dans une très belle production d'André Engel (on a du mal
à comprendre qu'elle ne soit pas restée au répertoire).
Il faut remonter ensuite à avril 1986 pour entendre Edda Moser au
Palais Garnier, dans une de ses dernières prises de rôles,
entourée de Robert Tear, Viorica Cortez et John Brocheler sous la
baguette de K. Nagano (encore lui !).
Parallèlement, l'oeuvre
fut montée au Châtelet ; en concert sous la baguette de Marek
Janowski avec une Eva Marton surprenante d'engagement en mai 1987, avec
Peter Straka, Helga Dernesch et B.Weikl ; vint ensuite en 1997 l'incarnation
fameuse de Catherine Malfitano (plus actrice que chanteuse) entourée
de K. Riegel, A. Silja (déjà) et R.Hale, handicapés
par la direction un peu extérieure de S.Bychkov.
3 productions scéniques
en 18 ans : c'est peu pour un tel ouvrage.
2. Personnellement, j'aurais
davantage apprécié cette production dans le cadre d'un festival,
comme une tentative expérimentale et consciemment assumée
; dans un théâtre de répertoire, on doit miser sur
la durée de vie de la production et la multiplicité des distributions
(quand on les trouve) : l'effet "coup de poing" d'une mise en scène
très audacieuse s'émousse au fur et à mesure des reprises
et on ne voit plus à la longue que les défauts du spectacle.
Je me place ici dans la peau du passionné qui voit tous les spectacles
et toutes les distributions.
3. D'un autre côté,
avec Gérard Mortier aux manettes, la question risque de ne pas se
poser pendant quelques saisons et Caballé peut dormir tranquille.
4. D'habitude on souligne
que "l'artiste chante bien" puis "qu'il est agréable à
regarder", mais comme sa partie n'est pas franchement passionnante...
5. Ainsi, depuis le début
de l'année et sur 5 opéras, je n'aurais vu qu'une fois Struckmann
chanter intégralement un spectacle et sans annonce préalable
: inquiétant .
6. Le chef est même
surnommé James Comdom par une partie de l'orchestre car "avec lui
la Musique ne passera pas".
Lire également
la critique de Christian Peter