Luciano rate la sortie
Difficile de quitter la scène
quand on est le chanteur d'opéra le plus connu au monde : déjà
la saison passée, les Radâmes de Pavarotti avaient été
annoncés comme de possibles adieux à la scène lyrique.
Sans doute peu satisfait de cette Aida, (un air d'entrée
"sur le fil" rattrapé par deux derniers actes superbes), il était
normal que Pavarotti souhaitât finir en beauté.
Ainsi, de nouvelles Tosca
étaient apparues à son calendrier : à Londres d'abord,
à New York enfin, cette dernière visiblement organisée
au dernier moment (la saison du Metropolitan, qui s'arrête traditionnellement
fin avril, a été exceptionnellement prolongée jusqu'au
11 mai).
Le rôle de Mario Cavaradossi
ne lui ayant jamais posé de problème, Tosca était
le véhicule idéal pour des adieux en beauté.
Quoique physiquement diminué
par de multiples opérations aux genoux, âgé de 66 ans
(c'est beaucoup pour un ténor en activité), Luciano lui-même
n'avait pas annoncé qu'il quitterait la scène, mais personne
n'était dupe car l'artiste n'avait plus aucun engagement à
la scène dans les saisons à venir.
C'est dans ce climat qu'ont été
organisées deux ultimes Tosca au Metropolitan, la dernière
étant l'occasion d'un gala de prestige.
Première Tosca, le 8
mai. Il est 20h05 et le spectacle n'est toujours pas commencé :
c'est mauvais signe. Le rideau jaune s'illumine et devant les 4.000 spectateurs
du Metropolitan, c'est John Volpe lui-même, General Manager du Metropolitan,
qui annonce le désistement de Luciano Pavarotti. D'habitude relativement
conciliant, le public conteste violemment : pour beaucoup, le ténor
"s'économise" pour le gala du onze.
Le ténor dominicain Francisco
Casanova, prévenu moins de 2 heures avant le début du spectacle,
endosse le rôle sans aucune répétition. Physiquement,
c'est une épreuve : on dirait une bouteille d'Orangina avec perruque
et fausse barbe, l'inspecteur Clouzot travesti en caricature de Pavarotti
(je ne suis pas un fanatique des "chanteurs-dont-le-physique-colle-au-rôle",
mais là franchement, on était aux états limites ...).
D'autant plus qu'en l'absence
de répétition, Casanova se fige devant le trou du souffleur,
les yeux rivés sur la baguette d'un James Levine indifférent,
accentuant le côté "surréalistiquement" caricatural
de la représentation.
Sur le papier, Casanova n'est même
pas un Mario : sa voix est faite pour l'opéra français ou
les premiers Verdi, mais n'est pas assez large pour Puccini.
La faiblesse des harmoniques graves
n'est pas compensée par un volume vocal exceptionnel ; si les aigus
restent triomphants, le médium peine, à certains moments,
à franchir le maelström orchestral.
Et pourtant, JAMAIS je n'ai entendu
ce rôle chanté avec autant d'intelligence, de musicalité
et de raffinement : c'est une leçon de chant exemplaire, surtout
si l'on songe que ce chanteur dépasse à peine la trentaine.
Le public ne s'y trompe pas et lui
réserve un accueil chaleureux durant le spectacle et au salut final.
Fransisco Casanova le mérite car c'est un vrai et grand artiste.
A ses côtés, Maria Guleghina
campe une Floria Tosca en grande forme, dans la tradition des braillardes
hystériques (estimable tradition qui compte quelques interprètes
mémorables du rôle dont Nilsson, Gwyneth Jones, Marton, Dimitrova,
Rysanek ou Zampieri, mais qui s'oppose à la tradition plus latine
des Callas, Scotto et autres Olivero) : elle achève même Scarpia
avec un second coup de couteau dans un torrent de décibels ! Si
le passé regorge d'interprètes bien plus exceptionnelles,
il n'en reste pas moins, dans le désert actuel, que Guleghina est
indubitablement une des meilleures Tosca en activité. Elle manifeste
d'ailleurs aussi certains raffinements dignes des meilleures écoles.
James Morris déçoit.
Son Scarpia est correctement chanté et il confère une certaine
noblesse au personnage, mais nous sommes très en retrait par rapport
à ses incarnations wagnériennes. Étonnamment, il éprouve
lui aussi quelques difficultés à franchir la fosse.
Pour les seconds rôles, on retrouve
avec un plaisir nostalgique un certain nombre de vétérans
: Paul Plishka plus acteur que chanteur, James Courtney à peine
audible, Anthony Laciura toujours impeccable.
En ce qui concerne le "berger" geignard
et chantant faux de Garrett Eucker, une seule explication rationnelle possible
: ses parents sont de généreux sponsors du Met et ils ont
payé pour que leur gamin chante.
Au pupitre, James Levine déçoit.
Certes, il fait ressortir des richesses inédites d'orchestration,
mais il se complait dans des tempi lymphatiques qui enlèvent
toute tension dramatique à l'oeuvre.
De plus, son absence d'intérêt
pour le plateau engendre des décalages fréquents avec les
chanteurs : bref, un chef qui s'écoute diriger.
Seconde Tosca le 11 mai.
Comme le huit, Joseph Volpe apparaît
sur scène pour annoncer le retrait de l'illustre chanteur. Il sait
qu'il joue serré car ces galas, auxquels participe le tout-NY, sont
une importante source de revenus pour un théâtre jouissant
majoritairement de financements privés. Si les places les moins
chères restent à quelques dizaines de dollars, les plus élevées
montent à 1.875 $, dîner compris, présidé par
Luciano. A l'extérieur, sur la plazza, 3.000 spectateurs
assis (et quelques centaines debout) doivent assister sur écran
géant à la retransmission en direct de la soirée (retransmission
sponsorisée par la Deutsche Bank). Le désistement de Luciano
représente donc un risque financier important pour le Metropolitan
: pour ce soir, il n'est certes pas question de rembourser, mais si le
public n'est pas satisfait, ce sont les prochains galas qui ne feront pas
recette, mettant en péril l'équilibre financier du théâtre,
déjà en déficit cette année malgré une
augmentation importante du prix des billets. La tactique de Volpe est en
deux temps : d'abord, se défausser sur Pavarotti; ensuite, faire
mousser l'évènement en "vendant" le mieux
possible son remplaçant.
Volpe commence par une anecdote incongrue, celle du désistement
de Montserrat Caballé lors d'une Bolena à Milan; Giulietta
Simionato était montée sur scène pour calmer le public,
mais c'est après le directeur de l'époque que le public en
avait, scandant toujours son nom 40 minutes après l'annonce de l'annulation
: "Badani ! Badani !". Il fallut fermer le théâtre. Volpe
explique qu'il assumera, lui, ses responsabilités, et commence par
"balancer".
A 17h15, Luciano lui avait confirmé
sa participation mais à 19h10, 50 minutes avant le début
du spectacle, Pavarotti se désistait une nouvelle fois. "Je lui
ai demandé de me passer Gildo D'Annunzio, son coach, mais lui aussi
m'a dit que Luciano ne pouvait chanter dans ces conditions.
Je lui ai dit : "tu sais Luciano,
il faut que tu viennes toi même t'excuser auprès du public".
Il m'a répondu : " Je ne peux pas faire ça (I cannot do that)".
Je lui ai dit : c'est une terrible façon de finir ici cette belle
carrière (This is a hell of a way to end this beautiful career here)"."
Pour ceux qui s'interrogeaient sur
la question de savoir s'il s'agissait ou non des Adieux du maestro, la
réponse était claire : Volpe précisera d'ailleurs
ultérieurement qu'il n'était plus question pour le Metropolitan
de programmer Luciano dans un opéra ("This is the end") mais qu'il
restait prêt à l'accueillir une dernière fois pour
un concert ou un récital s'il le souhaitait. Volpe raconte qu'après
l'annulation de Pavarotti pour sa première représentation,
il a contacté l'agent d'un chanteur dès le jeudi 9 mai, afin
que celui-ci se rende disponible "à tout hasard" pour la représentation
du 11.
Ce ténor, c'est Salvatore Licitra,
33 ans (moitié moins que Pavarotti !), un des protégés
de Riccardo Muti, dont la réputation n'a guère dépassé
les frontières de l'Italie, mais qui a tout de même participé
au prestigieux gala de la Richard Tucker Foundation quelques mois plus
tôt à New York. Licitra préférerait s'en tenir
à ses débuts programmés dans ce même au rôle
au printemps 2004, mais on ne peut rien refuser au Met. Après une
courte réflexion, il s'envolait donc de Milan pour Londres, puis
de Londres, en Concorde pour NY: le dix au matin, il était dans
le bureau de Volpe. "Que se passera-t-il si Luciano chante finalement ?",
s'enquit-il. "Nous nous installerons tous deux dans ma loge pour apprécier
le spectacle", répondit Volpe.
Un coup de fil à maman et le
ténor sicilien acceptait le deal et s'attelait à l'unique
répétition (répétition sommaire si l'on en
croit Maria Guleghina qui lui aurait déclaré: "Je suis Tosca,
tu es Mario; ne t'inquiète pas pour la mise en scène : nous
allons simplement vivre nos personnages").
Après cette exceptionnelle tirade
de près de 5 minutes, le public, littéralement "conditionné",
était maintenant réceptif "pour avaler la pilule".
De fait, Licitra est applaudi à
son entrée (un classique au Met, mais ça se perd, le public
ne sachant plus distinguer le premier rôle entre Mario et le sacristain).
"Recondita armonia" est exécuté
de manière très correcte, surtout si l'on songe à
la pression qui pèse sur le chanteur à cet instant. Il séduit
par son timbre ensoleillé, un volume vocal important; peu notent
ce défaut de chanter un peu trop haut (cf. notre critique de La
Forza del Destino à Turin en février).
L'aria est accueillie par une
trentaine de secondes d'applaudissements (et non "plus d'une minute" comme
l'ont affirmé des journalistes un peu trop enthousiastes, mais c'est
déjà beaucoup).
Volpe peut maintenant se relaxer :
à moins d'une catastrophe, sa soirée est sauvée.
Salvatore aussi et il termine sans
accrocs cette représentation, sans éclat particulier non
plus (un "Victoria" bien court compte tenu des circonstances), mais avec
d'indéniables qualités de spinto.
Aux saluts, Licitra aura droit à
ce que la salle se rallume et, bien entendu, le public, beau joueur, lui
offrira une standing ovation.
(saluts de Licitra)
Maintenant, si Licitra avait fait classiquement
ses débuts dans le même rôle en 2004 comme prévu,
il y a fort à parier que la réaction du public aurait été
assez tiède : nous n'avons guère assister qu'à un
bon spectacle de répertoire.
Reste que cet "accident" aura permis
à Licitra d'attirer sur lui et, de manière totalement inopinée,
l'attention du public et des médias. S'il sait gérer cette
chance, il peut s'éviter des années de galères à
attendre la célébrité.
La prestation des partenaires est identique
à celle du 8 mai, l'ensemble ne semble pas souffrir de l'absence
de répétition.
James Levine dirige aussi à
l'identique : si cette fois les chanteurs ne sont pas en décalage,
il n'y est absolument pour rien.
Le lendemain, Luciano fait publier
un communiqué de presse justifiant son absence. Après tout,
ce n'est pas lui qui a annoncé ses adieux, tout le monde peut être
malade et aucun chanteur n'est jamais venu sur scène pours'en excuser.
Pas un mot pour le public ni pour ses doublures. Voix en or, mais coeur
de pierre : l'homme n'est malheureusement pas à la hauteur du chanteur.
Il est peu probable que Luciano accepte
de quitter définitivement la scène après un tel fiasco.
Le Met a laissé la porte ouverte pour un concert d'adieux, mais
Luciano pardonnera-t-il à Volpe le déballage public du 11
mai ? Tout reste donc possible pour l'avenir : après tout, même
absent, Pavarotti fait toujours la une des journaux !
Placido Carrerotti
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consacré à "Big Lulu" dans la rubrique Actualités
de la revue