Georg Friedrich
HAENDEL (1685-1759)
Aci, Galatea
e Polifemo
Aci Sandrine
Piau, soprano
Galatea
Sara Mingardo, contralto
Polifemo
Laurent Naouri, baryton
Le Concert d'Astrée
Emmanuelle Haïm,
clavecin et direction
Enregistré
en décembre 2002
VIRGIN CLASSICS
5 45580 2
2 CD (53'23" et
45'35")
Fra l'ombre e gl'orrori, farfalla confusa, già spenta la
face, non sa mai goder, "Dans l'ombre et les ténèbres,
une fois la flamme éteinte, le papillon désorienté
ne sait plus comment se réjouir" : six minutes de pur bonheur et
quelques instants précieux dans leur sillage, le temps de réaliser
que nous avons quitté notre enveloppe "pour quelques moments, courts
à la mesure des montres et bien longs en sensations" (Balzac,
Massimila
Doni) fortes et inédites. Laurent Naouri nous livre tout simplement
la plus extraordinaire leçon de chant et de musicalité jamais
offerte par un baryton chez Haendel. Après un tel choc, certains
choisiront le silence, d'autres voudront immédiatement retrouver
cette voix ensorcelante, noire et lumineuse, tour à tour incisive
et caressante, basse-contre et basse chantante, murmure et tonnerre, au
gré de nuances et de gradations presque infinies. Ceux qui prétendent
que le baryton-basse français ne sait que rugir, incarner les rustres
et les monstres, que son chant est brut de décoffrage, incapable
de finesse, ceux-là refuseront peut-être de croire leurs sens.
Bien sûr, la partition est géniale - en 1732, Haendel confiera
l'air à la plus fameuse basse du XVIIIe siècle, Antonio Montagnana
(
Sosarme) - mais encore faut-il l'investir, avec style, imagination
et sensibilité, nombre d'or que seuls détiennent les plus
grands. Réécoutez David Thomas dans la gravure pionnière
de cette sérénade (Harmonia Mundi) et vous mesurerez l'abîme
qui sépare une exécution littérale et prosaïque
d'une véritable interprétation, pensée, sentie et
construite dans les moindres détails. Quel formidable défi,
quelle griserie pour les artistes qui n'ont pas seulement un bel organe,
souple et docile, mais des choses à dire, une vision à partager
!
Le rôle exige sans doute la tessiture et l'aisance dans les graves
d'une vraie basse, en particulier le célébrissime "Sibilar
l'angui d'Aletto" : les traits sont inégaux et manquent d'impact,
mais Laurent Naouri embrasse la complexité de son personnage, autrement
subtil que ne le laissait croire son prédécesseur. Loin du
mythe originel, dans lequel Polyphème est la personnification de
l'Etna, le géant apparaît vulnérable sous ses dehors
épais et cruels. Peut-être même trop humain : ainsi
dans le splendide trio de la première partie, "Proverà lo
sdegno moi", Polyphème s'oppose moins au duo des amants qu'il ne
l'accompagne, comme si la tendresse d'Acis et Galatée amollissait
sa détermination. On sait bien peu de choses du chanteur qui a inspiré
ce rôle surhumain. Cette basse à l'ambitus démentiel
- du ré grave (ré1) au la aigu (la3) - certes virtuose, mais
aussi capable de traduire un large éventail d'affects, de la fureur
au désarroi, a probablement créé, à la même
époque, la cantate "Nell' Africane selve", une oeuvre spectaculaire
: le premier air qui dépeint les mouvements désespérés
d'un lion pris dans le filet d'un chasseur, est un morceau de bravoure
à l'écriture fantastique, mais assassine (avec des sauts
de presque trois octaves, du do dièse grave au la du diapason !)
; peu de chanteurs modernes ont osé l'aborder et l'on rêve
d'y entendre un Denis Sedov. Certains musicologues attribuent ces pages
exceptionnelles à Giuseppe Boschi (1698-1744), natif de Viterbo,
dans le Latium, et mentionné pour la première fois en 1703
dans la distribution d'Il più fedele fra i vassali de Gasparini,
à Casale Monferrato. Un an après Aci, Boschi prit
part à la création d'Agrippina. En 1711, Haendel l'engage,
ainsi que son épouse, le contralto Francesca Vanini (Goffredo),
pour ses débuts londoniens avec Rinaldo, Argante héritant
d'une reprise légèrement modifiée de "Sibilar l'angui
d'Aletto". Neuf ans plus tard, Boschi intègre la troupe de la Royal
Academy où il participe, entre 1720 et 1728, à plus d'une
trentaine de créations, dont treize opéras du Saxon, parmi
lesquels Ottone, Giulio Cesare, Tamerlano et Rodelinda. Curieusement,
aucune composition postérieure au séjour italien de Haendel
n'exploite les moyens faramineux de cette basse, le plus souvent cantonnée
à des rôles secondaires, plutôt stéréotypés
et dans une tessiture de baryton aigu.
Vous l'aurez compris, la performance de Laurent Naouri justifie à
elle seule l'acquisition de ce coffret. Mais ne soyons pas injuste : il
est magnifiquement entouré. Emmanuelle Haïm ne s'en cache pas,
elle le revendique même : seules les voix mûres et les techniques
aguerries trouvent grâce à ses yeux. La jeune chef aime le
belcanto
et ne compte pas : l'aria enjouée et tonique d'Aci, "Qui
l'augel da pianta in pianta", à peine tempérée dans
sa section B par les accents affligés du berger, se transforme en
une vaste et langoureuse rêverie (près de onze minutes !)
où le timbre frais et juvénile, le canto di maniera
délicat, mais sans afféterie, de Sandrine Piau font merveille.
Rien que de très prévisible pour ceux qui la connaissent
et apprécient sa science ornementale, la morbidezza de ses
aigus et de ses pianissimi. Mais sa mort ("Verso già l'alma
col sangue ") est presque trop belle, trop parfaite jusque dans son ultime
soupir, pour émouvoir... La prestation de Sara Mingardo est elle
aussi sans surprise : le contralto s'épanouit dans le cantabile
- "Sforzano a piangere con più dolore" d'anthologie, engagé
et raffiné, mais qui ne fait pas oublier la sobriété
et les accents poignants de Carolyn Watkinson (Harmonia Mundi) - et la
vocalisation manque toujours d'éclat, le canto di bravura
de mordant ("Benché tuoni e l'etra avvampi "). Léger et irrésistible,
en revanche, "S'agita in mezzo all'onde" est enlevé avec ce qu'il
faut d'esprit : un régal ! Dommage que le studio n'ait pas conservé
l'électricité du concert où la "ferveur musclée"
d'Emmanuelle Haïm (Daily Telegraph) stimulait davantage son
ensemble, parfois un peu en retrait, sinon timide dans les passages plus
brillants et théâtraux ; mais écoutez seulement les
bruissements de la forêt au crépuscule, la plainte des cordes
épouser le désespoir de Polyphème ("Fra l'ombre et
gl'orrori", encore, oui !) ou ces vents enchanteurs dialoguer amoureusement
avec les solistes : la magie naît aussi de cet accord idéal
entre la voix et l'orchestre. Le Concert d'Astrée, au sein duquel
on reconnaît le nom de quelques valeurs sûres entendues ailleurs
(Stéphanie Marie-Degand, Simon Heyerick, Héloïse Gaillard,
Benoît Hartoin...), se révèle un partenaire d'élection
pour la fine fleur du chant baroque et une des phalanges les plus prometteuses
de la nouvelle génération.
Bernard Schreuders
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