Herbert
Breslin
Le Roi et
Moi
Editions Citadelle
(2005)
Paru il y a un an aux Etats-Unis, le récit des 36 années
de collaboration entre Luciano Pavarotti et son manager Herbert Breslin
sort en version française aux éditions Citadelle.
Une charge au lance-flamme dont aucun des deux intéressés
ne sort indemne.
Docteur Herbert & Mister Breslin
Herbert Breslin est à la fois agent artistique et publiciste.
Sa méthode est simple et efficace : faire connaître un chanteur
au très grand public ; profiter de la curiosité des foules
pour augmenter les tarifs ; toucher 10%.
Et pour faire connaître son poulain, Breslin ne manque pas d'imagination
: première publicité d'un artiste lyrique pour American Express,
premier récital en Amérique, premier méga concert
devant 20.000 personnes, première retransmission télévisuelle
en direct "Live from the Met", parade de Thanksgiving à cheval dans
les rues de New-York...
Et à chaque fois, un maximum de couvertures et d'articles : avant,
pendant, après. Un bruit incessant (1) qui n'a qu'un but : que le
public se dise "moi aussi je veux entendre Pavarotti. Parce que je le vaux
bien".
Et les théâtres s'affolent. Tous veulent la voix d'or,
mais il n'y en pas pour tout le monde. Et les prix montent, montent inexorablement.
Et les petits 10% deviennent des gros 10%. "Vendre un artiste, c'est pratiquement
pareil que vendre une savonnette "
Malgré cette indéniable réussite, Breslin est arrivé
dans le métier un peu par hasard au sortir de la seconde guerre
mondiale. Il adore la musique classique et l'opéra, et sa culture
en la matière est indéniable, mais il doit se contenter de
boulots secondaires ; jusqu'à ce l'Opéra de Santa Fé,
qui vient de se créer, accepte de le faire travailler à son
lancement, gratuitement. "Ce sera la première et la dernière
fois de ma vie que je proposais de travailler pour rien".
Un investissement qui ne sera pas perdu car sa carrière est ainsi
lancée.
Tout de suite, Breslin devient l'agent d'Elisabeth Schwarzkopf pour
les Etats-Unis. Rien de miraculeux pourtant, la chanteuse ayant du mal
à reprendre une carrière alors que sur son compte circulent
les rumeurs sur ses sympathies passées pour le parti national socialiste.
Quoique juif, Breslin ne s'en offusque pas : il tient là sa première
cliente payante.
Joan Sutherland sera la suivante. Puis Marilyn Horne : "Pas mal pour
un débutant".
Mais c'est avec Luciano que les affaires sérieuses vont commencer
: une voix divine couplée à un immense poil dans la main.
Breslin compte par le menu l'ascension du ténor et il n'est pas
tendre. Il faut dire que c'est à lui d'assumer les caprices de plus
en plus nombreux de sa vedette, son manque de professionnalisme qui le
conduit à vouloir annuler une série de représentations
la veille de la première répétition car il ne connaît
pas une note de la partition, ses disputes avec ses collègues pour
des questions de préséances... Beaucoup d'anecdotes connues
des amateurs.
Et puis bientôt, les "secrétaires" qui l'accompagnent
dans ses tournées pendant que maman reste au pays, "secrétaires"
qu'il faut parfois faire chanter aux côtés de leur patron.
Et les caprices qui deviennent aussi énormes que la vedette ;
le récit de la tournée au Japon (à l'occasion de laquelle
Breslin affrète un avion entier pour le chanteur, ses secrétaires,
les amis de Modène, les litres de Lambrusco, le prosciutto de Parme
et la trancheuse à jambon !) est un moment de burlesque presque
surréaliste.
De tels moments sont rares : Breslin trempe souvent sa plume dans du
vinaigre (2), et ce n'est pas du balsamico di Modena !
Puis vient le premier concert des "Trois Ténors", au succès
duquel personne ne croit, ce qui déclenchera des discussions sordides
pour le règlement des droits car rien n'avait été
prévu.
La machine s'emballe : grâce à Tibor Rudas, les "Trois
Ténors" deviennent quasiment une franchise, puis les concerts en
solo, sonorisés, dans des lieux toujours plus grands, au cours desquels
Luciano ne chante plus que les mêmes tubes. Comme dépassé
par l'immense machine à fric qui s'emballe, Breslin prend du recul...
mais réclame toujours son pourcentage.
Dans l'intervalle, la série de représentations d'Otello
en version concert restera l'ultime challenge du ténor italien dans
le domaine de l'art lyrique : là encore, le récit est assez
ubuesque ; Luciano ne connaît toujours pas la partition et Leone
Maggiera, le fidèle accompagnateur, est caché sous sa chaise
pour lui souffler. Pavarotti est ainsi installé sur une espèce
de trône incongru, entouré de verres d'eau, de mouchoirs et
de morceaux de pommes. "Il avait l'air d'un roi prêt à prendre
son repas".
La collaboration de ces deux fortes personnalités s'achèvera
par une dernière "Tosca" à Berlin ; Herbert ne se donnera
même pas la peine d'assister à la représentation.
On referme ce livre avec un sentiment de gêne.
Et d'ailleurs, pour qui est-il écrit ?
Certainement pas pour les fans du tenorissimo qui y découvriraient
leur idole sous un jour bien décevant.
Pas davantage pour les amateurs d'anecdotes croustillantes : la plupart
des faits rapportés ici sont de notoriété publique
et racontés avec plus d'aigreur que d'humour.
Peut-être pour les psychiatres tant flotte un parfum de schizophrénie.
Authentique amoureux de la musique et de l'opéra, le Docteur
Herbert est déçu par sa créature qu'il voit s'enfoncer
dans une routine artistiquement médiocre : "Luciano a terni sa réputation.
Tout cet argent a eu des effets très visibles. Son nom a toujours
été synonyme d'excellence. Maintenant il a quelque chose
d'un guignol".
Mais cette routine, c'est Mister Breslin qui l'a lui-même encouragée
: "La musique classique est un business comme un autre : il n'y a rien
de trop commercial".
Etonnant double langage.
L'ouvrage s'achève par une interview de Luciano, accordée
sans que celui-ci connaisse la teneur du livre (3). Nous lui laisserons
la conclusion : "Aurais-je pu faire la même carrière sans
Herbert ? C'est une question à laquelle je ne pourrai jamais répondre".
Placido Carrerotti
Notes
1. On sera moyennement surpris d'apprendre que Natalie
Dessay fait partie des clients d'Herbert Breslin
2. La traduction rend justice du style familier, et
parfois même ordurier de Breslin
3. L'entretien est mené par Anna Midgette, critique
au New York Times et co-auteur du livre ; la journaliste a également
réalisé des interviews de différentes personnalités
(essentiellement américaines et inconnues du public français)
ayant croisé le ténor ; ces interviews sont insérées
dans le fil du récit. Pour donner une idée du niveau général,
on y apprend de la bouche de l'ex-épouse de Pavarotti que "Luciano
a toujours été un lâche".
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