Georg Friedrich HAENDEL
(1685-1750)
SERSE
Drame en trois actes HWV 40
Livré anonymement adapté
d'Il Xerse (Rome, 1694)
d'après Nicolà
Minato
Serse : Paula Rasmussen
Arsamene : Ann Hallenberg
Amastre : Patricia Bardon
Romilda : Isabel Bayrakdarian
Atalanta : Sandrine Piau
Ariodate : Marcello Lippi
Elviro : Matteo Peirone
Ludwigshafener Teatherchor
Chorus master: Klaus Thielitz
Les Talens lyriques
Direction : Christophe Rousset
Mise en scène : Michael
Hampe
Décor et costumes : Carlo
Tommasi
Enregistrement live au Semperoper,
Dresden, 2-3 juin 2000
TDK EUROARTS DVDOPSER (DV OPSER
1053799-2)
160 minutes - Pal. 4/3. Toutes
zones.
Son dolby Digital 5.1/PCM STEREO
La contexture de ce drame est si facile que ce serait importuner
le lecteur que de lui donner un bon argument pour l'expliquer. Quelques
imbécillités, et la témérité de Xersès
(comme par exemple d'être entiché d'un platane, et la construction
d'un pont sur l'Hellespont pour relier l'Asie et l'Europe), sont la base
de l'histoire ; le reste est fiction. Ainsi pourrait débuter
une critique particulièrement sévère de l'opéra
; or, ces lignes intransigeantes figurent en lieu et place de l'argument
dans le programme de la création ! Contre-publicité maladroite
? Malice qui aurait échappé à Haendel ? Lucidité,
en tout cas, chez cet auteur anonyme, car si le monarque est plus excentrique
et crédule que vraiment imbécile, la clé du drame
procède exclusivement de cette personnalité déroutante.
Atalanta semble tenir les cartes et réussit à manipuler tout
le monde, mais sans la naïveté, puis la maladresse de Serse,
les rebondissements qui jalonnent la pièce jusqu'au retournement
final n'auraient pas lieu. Serse n'est-il pas le seul artisan de son malheur
? Un rappel s'impose pour ceux qui n'ont pas le synopsis à l'esprit.
Serse (Xersès), roi de Perse, et son frère Arsamene, sont
épris de la belle Romilda, fille du général Ariodate,
mais Romilda ainsi d'ailleurs que sa soeur Atalanta n'ont d'yeux que pour
Arsamene. Atalanta intercepte une lettre que ce dernier, chassé
de la cour par son frère jaloux, destine à Romilda, mais
que son empoté de valet (Elviro), chargé de la lui remettre
et transformé en marchande de fleurs pour voyager incognito, accepte
de confier à Atalanta. Cette dernière, surprise en pleine
lecture par Serse, parvient à lui faire croire que la lettre lui
est adressée et qu'Arsamene feint d'aimer Romilda "pour qu'elle
se tienne tranquille et ne contrarie pas" leur amour... Serse trouve bien
l'affaire étrange, mais aveuglé par sa flamme, ne réfléchit
pas davantage. Sachant mieux que personne que son royal frère a
jeté son dévolu sur Romilda, que pourrait donc craindre Arsamene
? Comment pourrait-elle lui nuire ? Ces questions n'effleurent même
pas le souverain... Fermons la parenthèse, car ce n'est pas la moindre
des invraisemblances qui affectent cette fiction. Dans l'ombre, en viril
équipage, Amastre, fiancée trahie et abandonnée par
Serse, observe ces manigances, la rage au coeur. Serse, convaincu que le
sort lui est favorable, file chez son général et lui tient
à peu près ce langage : "Comme je l'ai déjà
laissé entendre, un homme de mon sang est destiné avec votre
consentement à devenir l'époux de Romilda". Intrigué
- qui ne le serait pas face à de tels détours - Ariodate
s'enquiert : "De votre sang ? Et m'est-il familier ? - Autant que Serse
!" lui réplique celui-là même avant de prendre congé.
"Ce ne peut être qu'Arsamene" conclut le père, plein de bon
sens. Arrive ce qui devait arriver : lorsque Arsamene se présente,
Ariodate lui accorde la main de Romilda sans lui laisser le temps de la
demander ! Atalanta n'est pour rien dans cette cruelle ironie du malheur,
seule l'attitude, incompréhensible, de Serse a provoqué ce
malentendu. Pourquoi tant de mystères ? Serse cherchait-il à
se rendre intéressant en parlant de lui à la troisième
personne ? Il ne peut que s'en prendre qu'à lui-même, mais
sa responsabilité même lui échappe...
De fait, le spectateur n'est pas au bout de ses peines. Après
une colère homérique et alors qu'il ordonne à Arsamene
de plonger une épée dans le sein de Romilda, Serse se retrouve
face à son passé : "Ne voulez-vous pas qu'un fourbe soit
percé par quelqu'un qui l'adore encore ?" lui lance Amastre, quittant
aussitôt son déguisement avant de retourner son arme contre
elle lorsque Serse, méconnaissable, lui demande de le tuer. "Arrêtez
! Je me repens maintenant" s'écrie le tyran, doux comme un agneau.
Too much, semble avoir pensé Michael Hampe, qui supprime
ce rebondissement mélodramatique et enchaîne directement les
menaces d'Amastre avec le lieto fine, hautement improbable. "Et
tu vas m'aimer de nouveau ? interroge Amastre. - Oui, mais je suis indigne
de ta pitié, gémit le roi. - Aime-moi quand même, très
cher, je te pardonne." Trop alambiquée, cette love story aurait-elle
agacé le public londonien ? Elle n'est peut-être pas étrangère
à l'échec de l'ouvrage.
Plus proche, à bien des égards, de la comédie que
de l'opera seria, Serse n'est pas pour autant un opéra-comique.
Amastre, Romilda, et surtout Arsamene, lequel hérite de pages sublimes,
le tirent plutôt vers la tragédie alors que les travers de
Serse et Atalanta, moins univoques qu'il n'y paraît et animés
de sentiments profonds, prêtent plus à sourire qu'à
rire, de même que la balourdise d'Elviro, en fin de compte assez
conventionnelle et privée de cette charge subversive dont Cavalli
pouvait doter ses nourrices et satyres. Néanmoins, c'est bien vers
ce dramma per musica vénitien et son mélange des genres
qu'il faut regarder, comme l'a remarqué Winton Dean, pour saisir
l'originalité de Serse, moins touffu, plus concis, affiné.
Théâtralité oblige, la performance d'acteurs est essentielle
: ce n'est pas tant la drôlerie, qu'une ironie, mordante mais toujours
subtile, dont le miracle de Serse a absolument besoin pour s'accomplir.
Tout est affaire de dosage : il suffit de peu de choses pour compromettre
l'empathie des spectateurs et créer une distanciation irréversible.
Au propre comme au figuré, le Serse de Michael Hampe opte pour
le noir et blanc, éludant cette diversité de tons qui en
fait tout le sel. Assis dos au public dans un palais de givre et d'anthracite,
Serse contemple son platane, qui trône au milieu de la scène,
fossilisé dans une cage de verre. "Belle et tendre frondaison de
mon cher platane, que le sort vous sourie ; que le tonnerre, la foudre
et la tempête n'outragent jamais votre précieuse paix", paroles
dérisoires, pires : grinçantes et macabres. Du coup, Ombra
mai fù se teinte d'une étrange mélancolie... Deux
actes plus tard, en proie à une fureur anthologique ("Crude furie
degl'orridi abissi"), le roi incendie son adoré - seul tableau spectaculaire
de toute la production, seules concessions à la couleur avec les
rouges tulipes d'Elviro et le bleu de la nuit. Le symbole est transparent,
l'ironie triomphe. Et ce n'est pas le platane miniature apporté
par les suivants de Serse qui fera croire à sa renaissance. A l'instar
du malheureux végétal, autrefois couvert d'or et protégé
par un gardien, puis arraché à sa terre natale pour finir
dans une vitrine, l'univers de nos héros ressemble à un immense
catafalque, plongé dans un hiver éternel. A mille lieues
d'une Perse de légende, costumes et décors évoquent
une cour ottomane fin de siècle, sinistre et policée. La
moindre fantaisie en semble bannie, la vie l'a désertée.
C'est peu dire que ce parti pris radical jette comme un froid, qu'une
excellente direction d'acteurs, que la meilleure composition du monde (l'Atalanta
frivole et capricieuse à souhait de Sandrine Piau) ne parviendront
jamais à dissiper. Dans cette atmosphère lugubre, rien d'étonnant
si les affects les plus sombres - la tristesse, le désespoir, la
folie, la colère - nous parlent davantage que les pitreries d'Elviro
ou le ridicule d'Ariodate. Les caméras soulignent la fausse gémellité
de Serse et Arsamene - jeunesse et sveltesse, front large et chevelure
noire pommadée - mais révèlent aussi l'inexpressivité
de visages rigides car grimés pour la scène et non le cinéma,
en particulier celui d'Ann Hallenberg, doté d'un regard immense
et fixe de chat ou de manga. Le seul comique qui fait mouche paraît
bien involontaire...
En outre, si nous avons déjà commenté la suppression
du geste d'Amastre dans la scène finale, d'autres, plus significatives
encore, sont à déplorer. Arsamene est le plus mutilé
des rôles, avec deux airs et un arioso qui passent à la trappe
: "Meglio in voi col mio partire" (acte I, scène 5) et "Per dar
fine alla mia" (acte II, scène 9) qui le montrent au comble du désespoir
avec la perspective de la mort pour unique délivrance, mais aussi
"Amor tiranno" (acte III, scène 4), aux accents plus âpres
et rebelles ("soulage mon tourment ou rends-moi la liberté !"),
auquel est substitué le superbe duel de Serse et Romilda, "Troppo
oltraggi", importé de la scène 9. Serse perd encore son brûlant
arioso "E tormento troppo fiero" (acte II, scène 3), Romilda ne
chante pas sa constance et sa vertu ("Val più contento core", acte
II, scène 13), ni surtout Amastre sa soif de vengeance ("Saprà
della mia offese"). Plus discutable encore, la disparition de la scène
10 de l'acte III altère carrément la psychologie d'Atalanta
(déjà privée de son arioso "A piangere ogn'ora" à
l'acte II, scène 2) : Serse vient de comprendre qu'Arsamene aime
farouchement Romilda et n'a jamais rien éprouvé pour Atalanta,
il lui conseille d'ailleurs de cesser de l'aimer pour mettre un terme à
ses souffrances. Exprimant son désarroi, Atalanta se montre alors
sous un jour plus vulnérable que ne le laissait croire son goût
des intrigues : "Vous me dites de ne pas l'aimer mais vous ne me dites
pas si je le peux." et d'avouer : "Les chaînes sont trop serrées
qui me lient d'amour." Toujours dans la même scène, Serse
apparaît moins impulsif et buté : "La douleur serait supportable
si amour et désamour étaient toujours affaire de volonté",
il se surprend même à douter. Autant de nuances précieuses
que cette réalisation très contestable escamote sans vergogne...
Ces coupes claires sont d'autant plus regrettables que la musique est
excellemment servie par une fosse incandescente et quelques solistes de
haut vol, supérieurs aux effectifs réunis pour la production
de l'English National Opera (Hytner/Mackerras chez ARTHAUS) et qui pourraient
justifier l'acquisition de ce DVD. D'Arsamene, Ann Hallenberg possède
la noblesse et la sensibilité et livre une lecture très personnelle
de ses magnifiques lamenti. A défaut d'extravagance, le Serse
de Paula Rasmussen a sans nul doute de la prestance et beaucoup d'allure,
mais pas toujours l'ampleur ni les ressources nécessaires : visiblement
fatiguée, elle s'économise à l'acte III jusqu'à
son grand air de bravoure, il est vrai, superbement enlevé. Autant
Atalanta est fine de corsage comme de ramage (Sandrine Piau), autant Romilda
(Isabel Bayrakdarian) paraît ronde et pulpeuse, moins agile et plus
convenue dans son jeu, même si elle sait toucher les coeurs.
Aux prises avec une tessiture sans doute un peu grave, Patricia Bardon
possède ce grain sombre et corsé qui pimente si bien les
rôles travestis - la diva aime cependant à rappeler qu'elle
est mezzo et décoche un terrifiant contre-ut dans son air de folie
"Anima infida, tradita io sono" (Acte II, scène 6). De plus, elle
porte fort bien la moustache et son incarnation est un régal. Marcello
Lippi fait pâle figure en Ariodate, général d'opérette
sans assises et au souffle court, éclipsé par le valet de
Matteo Peirone, à la gouaille savoureuse. A la tête de ses
Talens lyriques (emmenés par le fougueux premier violon de Patrick
Cohen-Akenine), Christophe Rousset est égal à lui-même
: maître absolu du rythme et de la pointe sèche, il détaille
avec une insolente virtuosité les microclimats dont regorge la partition,
jonglant avec le pathétique et la légèreté
sans jamais en rompre le fragile équilibre. Chapeau bas ! D'aucuns
préfèreront sans doute le moelleux et les tendres pastels
des Arts Florissants, mais la couleur n'est définitivement pas de
mise dans cette production. Qu'on se le dise !
Bernard SCHREUDERS
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