Le castrat -

La plupart des garçons étaient castrés entre huit et dix ans, l’opération n’avait jamais lieu avant sept ans, exceptionnellement à douze [1]. L’âge revêt déjà une importance capitale : d’une part, l’incidence sur l’organisme n’est pas la même si la castration est pratiquée avant ou après la puberté[2]; d’autre part, l’impact sur le développement du sexe de l’adolescent, sur sa libido varie considérablement selon que l’opération a lieu à l’âge de sept ans ou au début de la période pubertaire.

Contrairement aux individus émasculés avant ou après la puberté ‑ eunuques de harem, esclaves, mystiques auto-mutilés (hijras en Inde, Skoptzys en Russie...) ‑ les castrats subissent l’ablation ou l’écrasement des testicules, mais conservent la verge. Autrement dit, les observations faites lors de l’autopsie d’un individu émasculé ‑ ou castré, mais sans qu’on sache à quel âge ‑ ne sont que partiellement transposables à la physiologie du castrat.[3]

On ne répétera jamais assez qu’il est impossible de définir un profil type du castrat, trop de paramètres interviennent : outre l’âge, les circonstances de l’opération ‑ extrêmement variables, puisqu’elle pouvait aussi bien être le fait d’un barbier, des parents de l’enfant ou des meilleurs chirurgiens de l’époque, le taux de mortalité variant entre 10 et 80 % selon les opérateurs ‑, les dommages causés à l’organisme, la complexion de l’individu, le rôle joué par les glandes surrénales, qui produisent les deux tiers des androgènes, etc.

L’impubérisme induit par la castration se traduit à la fois par la stérilité et par l’absence des caractères sexuels secondaires ‑ nous aborderons ultérieurement la sexualité. Il faut distinguer les conséquences de la castration en fonction de leur caractère plus ou moins systématique, voire de leur rareté. Chez tous les castrats, on peut constater :

- le faible développement de la pilosité, excepté sur le pubis (action des glandes surrénales)[4] ;

- la chevelure est souvent abondante ‑ maigre consolation, les castrats échappent à la calvitie (alopécie justement nommée androgénique) ;

- sur le plan morphologique : d’abord la croissance se poursuit, les hormones de croissance (somatotropes) excitent les cartilages de conjugaison des os longs ; les castrats sont donc souvent plus grands que la majorité des hommes et leurs membres, surtout inférieurs, s’allongent davantage ; chez le garçon pubère, les épaules s’élargissent, les hanches sont plus étroites, le bassin a une forme plus étroite et aplatie, la musculature se développe et l’ensemble donne à l’adolescent son allure androïde ; chez le castrat, en revanche, les épaules restent étroites, la musculature se développe peu[5], elle est souvent masquée par des dépôts de graisse sur les hanche, les cuisses, le cou, à l’instar des femmes.

- enfin, à la puberté, les os du garçon gagnent normalement en densité ; ceux du castrat, par contre, sont plus fins et fragiles.

D’autres particularités, plus spectaculaires et pour cette raison abondamment soulignée par les commentateurs, sont cautionnées par la médecine, sans pour autant être systématiques, ni même habituelles :

- la gynécomastie, c’est-à-dire le développement plus ou moins important des seins[6].

Enfin certaines séquelles démontrent, même si elles sont plus rares, combien la nature est violentée :

- faute de testostérone, les hormones de croissance peuvent être suractivées et provoquer le gigantisme et l’acromégalie, une hypertrophie de la tête et des extrémités, dont le tableau inspire l’horreur et la pitié : une face allongée et prognathe, un dos voûté, un ventre qui fait saillie, des mains et des pieds allongés et épais, sans compter les menaces que peut faire peser sur la vue la compression des nerfs optiques ;[7]

Les préjugés sont extrêmement difficiles à éradiquer, les intellectuels n’échappent pas à la règle et nombreux sont ceux qui refusent d’admettre que la féminité des castrats demeure superficielle : l’image du castrat stéatopyge (grosses fesses) et à la poitrine généreuse, pour peu qu’on ose réduire la femme à ces attributs, n’est pas plus représentative des castrats en général que celle du géant obèse et gauche. Et pourtant, M. Le Yaouanc affirme de manière péremptoire que Zambinella, le castrat imaginé par Balzac[8], « a été dessiné d’après un type médical fermement établi au début du XIX^e siècle : celui de l’être qui en raison de sa mutilation acquiert certains caractères de la femme. »[9] Cette généralisation n’est pourtant rien, en comparaison des excès de langage et du délire auxquels se livre une certaine critique littéraire.

En fait, plutôt que de féminité, il faudrait parler d’hypoandrisme : le castrat est un homme inachevé, partiellement asexué, non un ersatz de femme. En l’absence de gynécomastie et d’embonpoint, son physique s’apparente à celui du garçon pré pubère ou adolescent.[10] A cette période de la vie, garçons et filles parfois se ressemblent, il serait ridicule de prétendre les uns efféminés, les autres masculines. Le théâtre élisabéthain exploitait à merveille l’ambiguïté de certains garçons, les boy-actresses, et il n’est pas rare de voir une adolescente camper le rôle de Tadzio dans l’opéra de Britten, Death in Venice. « Qu’est-ce qu’une vierge ? », s’interroge Péladan, chantre de l’androgyne, « un jeune homme qui a peu de gorge et des hanches. Qu’est-ce qu’un adolescent ? Une vierge sans hanche et sans gorge. »[11]

Une photo datée de 1898 immortalise les vingt-trois membres de la Chapelle Sixtine, dont les sept derniers castrats. Parmi ceux-ci, des chercheurs ont identifié Domenico Mustafa et Alessandro Moreschi[12]. Si ce dernier offre un visage joufflu, poupin ‑ « féminin » s’empresseront d’ajouter certains ‑, un portrait plus tardif[13] nous montre un visage banal de quadragénaire. Mustafa n’a pas davantage un visage androgyne. Qui sont les cinq autres castrats ?

[1] P. Barbier, Op. cit., pp.20-23. Je voudrais remercier pour leurs précieux conseils le Professeur J.-P. Bourguignon (Service de Pédiatrie Ambulatoire et de Médecine de l’Adolescent au C.H.U. de Liège), ainsi que le D^r P. Samain (Service d’Oto-Rhino-Laryngologie du Centre Hospitalier de la Citadelle). Sauf indication contraire, les données médicales reprises dans cet article sont tirées de l’ouvrage de P. Barbier et des publications suivantes : P. Defaye, Les castrats : aspects phoniatriques, thèse pour le Doctorat de Médecine, Université de Limoges, Faculté de Médecine et de Pharmacie, 1983, pp. 61-91 ; P. Defaye et J.-P. Sauvage, « Les castrats : hypothèses phoniatriques », in Les Cahiers d’O.R..L., t. XIX, n°10, 1984, pp.925-30 ; P. Guns « De la voix dite eunuchoïde », in Revue médicale de Louvain, n°10, 1942 ; R. Virag, Le sexe de l’homme. Paris, Albin Michel, 1997 [e.a. pp. 69-74 (testicules), pp. 121-139 (identité sexuelle), pp. 133-4 (testostérone), pp.192-8 (puberté)].

[2] Sur ces divergences, voir A Descriptive dictionary and atlas of sexology, sous la direction de R.T. Francoeur. New York, Greenwood Press, 1991, sub verbo. « Castration », p. 89.

[3] La question se pose évidemment pour les autopsies évoquées par P. Defaye et J-P. Sauvage, Op. cit.

[4] La glande corticosurrénale, suractivée à la suite d’une tumeur ou d’une maladie congénitale, peut déclencher un hirsutisme plus ou moins prononcé, lequel rend peut-être plausible les rumeurs de castrats poilus comme des hommes integri, selon l’expression en vigueur dans les conservatoires de l’ère baroque.

[5] Pour la musculature en général comme pour le larynx, l’exercice physique peut, dans une certaine mesure, modifier ces données initiales : la force physique attribuée à certains castrats, prompts, d’ailleurs, à dégainer l’épée, est tout à fait vraisemblable.

[6] On aurait bien tort d’en rire : de 50 à 75 % des adolescents en « souffriraient », précisément à cause de railleries stupides et prétendument viriles. Elle se résorbe, normalement, à la fin du processus pubertaire.

[7] Dans son roman consacré aux castrats, The Cry to Heaven (La voix des anges. Paris, Laffont, 1995), Ann Rice dépeint le malaise de son héros : des bras, des mains disproportionnés, trahissent son état et ravivent une douleur bien légitime. La croyance ancienne rapportée par J. Rosselli, Op. cit., p. 145, selon laquelle les castrats ont une faible vision, trouve peut-être son origine dans les troubles de la vue occasionnés par l’acromégalie.

[8] H. de Balzac, Sarrasine. Paris, Garnier-Flammarion, 1989 ; cette nouvelle, sur laquelle je reviendrai, a été rééditée dans la collection « Mille et Une Nuits ».

[9] M. Le Yaouanc, « Le plaisir dans les récits balzaciens », in L’Année balzacienne, 1973, pp. 275-308, p.300 ; nous soulignons cette contre-vérité avancée sans la moindre référence.

[10] « The prepubertal or juvenile male physique is referred to as the eunuchoïd body type », in A Descriptive dictionary..., Op. cit., p. 201, sub verbo « Eunuch ».

[11] J. Péladan, De l’androgyne. Puiseaux, Editions Pardès, 1988, p. 40. Notons que dans ce manifeste esthétique dédié à l’androgyne, l’auteur évoque, avec nostalgie, la voix « surnaturelle » de Domenico Mustafa (p. 56.)

[12] Cette photographie est reproduite dans la thèse du D^r P. Defaye ; une reproduction de meilleure qualité figure également dans l’article co-signé par le Professeur Sauvage (cf. supra).

[13] Une mauvaise reproduction de ce portrait figure, notamment, dans le livret qui accompagne les enregistrements du dernier castrat sur le disque compact édité chez Pearl Opal.



	LES CASTRATS le corps du délit ou la beauté qui dérange Un dossier proposé par Bernard Schreuders
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