« Les naturalistes
nous ont dit ce qu’était un singe, mais ils n’ont pas défini cet animal qu’on
appelle eunuque. »
Ange Goudar,
Le Brigandage de
la Musique Italienne.
Paris, 1777, pp. 128-9.
Introduits par Mazarin
en France, les dessus italiens ont été admis à la Chapelle et à la Chambre du
Roi comme ordinaires de la musique du Roi. Goûtés par Louis
XIV, sous
Louis XV, ils n’apparurent
que rarement à la Cour (dans les choeurs d’Anacréon, de Pygmalion
ou de La
Naissance d’Osiris de
Rameau) et n’ont guère inspiré les compositeurs français ‑ Couperin dédia ses
Sept versets à Mazza et Delalande aurait destiné certains de ses motets à
Antonio Paccini.
L’enthousiasme de Saint-Evremond, qui, dans une
lettre célèbre, vante les avantages de l’adoucissement auprès d’un jeune
soprano, n’est que l’exception qui confirme la règle. L’âpre controverse qui
divise François Raguenet, partisan de l’opera seria, et Lecerf de la
Viéville, ardent défenseur du goût français, porte d’ailleurs aussi sur les
castrats : alors que le premier ne tarit pas d’éloge sur le chant italien et
tombe sous le charme d’un beau castrat déguisé en femme,
le second enrage et pousse le dénigrement jusqu’à l’affabulation : « ils sont
rapidement bien laids, bien ridés, vieux et fanés de bonne heure ».
Et sans doute se croit-il spirituel lorsqu’il ajoute : « si ces petits
seigneurs-là chantent quarante ans, ils doivent avoir bonne mine à la
quarantième année. »
La condition des castrats, exclus du mariage,
privés de descendance, parfois impuissants, n’émeut guère les Français. Quelques
expressions employées pour les désigner aux
xviie et
xviiie
siècles seront plus éloquentes que bien des discours :
depuis l’euphémique
« incommodés » de Madame de Longueville,
en passant par « estropiés »,
« façonnés »,
« chapons », « demi-vir »,
« sorte d’homme », « animal
imberbe », «
dénaturé », «
hors-nature », « individu amphibie »,
« monstre de l’espèce humaine »
jusqu’à l’atroce conclusion de Guinguené :
« rien de la nature », les spectateurs français ne cessent de stigmatiser le
corps déjà meurtri de ces malheureux chanteurs.
Un siècle plus tard, alors que Napoléon a fait
interdire la castration en Italie et que les femmes réapparaissent sur les
scènes des théâtre de Rome, les Français redoublent de sarcasmes, récupèrent les
vieilles croyances sur les troubles qui accableraient les castrats, et sombrent
carrément dans le délire : neurasthéniques, misanthropes, effrayés par la mort,
les castrats ont une peau rugueuse et puante, etc.
À Paris, aux alentours de 1845, un ténor, sans doute un
joli garçon imberbe et à la voix particulièrement
légère, exigeait, à chacun de ses concerts, que
l’on écrivît sur l’affiche :
« a l’honneur de prévenir le public qu’il
est père de famille »!
Certes, les remarques désobligeantes sur l’embonpoint, les
membres disproportionnés des castrats ponctuent les récits de témoins anglais,
allemands ou suédois, mais les Français s’acharnent sur le corps du délit au
lieu de fourbir leur armes contre la société qui tolère et encourage ces
mutilations.
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