« A Rome,
les femmes ne montent pas sur le théâtre ; ce sont des castrats habillés en
femme. Cela fait un très mauvais effet pour les moeurs : car rien (que je sache)
n’inspire plus l’amour philosophique aux Romains. »
Montesquieu,
Voyages.
Le travesti existe aussi en France, mais ce sont des jeunes
filles qui portent le costume valorisant de l’autre sexe, seule concession du
goût et de la morale française à l’ambiguïté sexuelle. S’il arrive que des
hommes se déguisent en femmes, la charge subversive de la confusion des sexes
est toujours désamorcée soit parce que le travestissement ressortit aux
stratagèmes de l’intrigue, soit parce qu’il s’exprime sur le mode comique,
parodique : ainsi la nymphe Platée dans l’opéra éponyme de Rameau.
Dans la patrie de l’opera seria, même les
moines et les nones, notamment dans les couvents de Florence, changent de sexe
pour les besoins des fêtes musicales. Il en faut bien davantage pour les
effaroucher. Au théâtre, puisque les meilleurs rôles, masculins ou féminins,
sont confiés aux soprani et contralti, des cantatrices incarnent
parfois des hommes, dans les seconds rôles (secondo uomo), certaines se
spécialisant dans ce type d’emploi. Rien de plus banal que voir, par exemple,
Farinelli camper la reine d’Egypte et Vittoria Tesi le bel Antoine dans la
sérénade de Hasse, Antonio e Cleopatra.
Toutefois, il n’y a qu’à Rome que les rôles féminins sont systématiquement
interprétés par de jeunes castrats.
En fait, ce travestissement s’inscrit dans une
dramaturgie stylisée où le réalisme n’a absolument pas sa place.
« L’identification du personnage et de l’interprète, note Isabelle Moindrot, ne
se faisait en aucune manière sur le mode de la ressemblance physique, de la
conformité naturelle. »
Il serait absurde de considérer ce déguisement comme une forme de provocation ou
de le rapprocher du jeu parodique ou sexuel auquel se livrent aujourd’hui les
travestis.
Cependant, les Français semblent incapables d’imaginer des
conventions musico-dramatiques différentes de celles en vigueur dans la tragédie
en musique. C’est comme si l’opera seria portait atteinte à leur
conception de la sexualité. Cette apparente confusion des sexes les scandalise :
les hommes se sentent outragés dans leur virilité, les femmes ridiculisées.
Parce qu’un jour de 1676 un Innocent, onzième du nom, s’est plaint de la
mauvaise tenue de certaines actrices, la scène romaine généralise cette offense
faite à la Nature dont le castrat devient la figure emblématique :
Il faut qu’un
homme soit représenté par un homme et une femme par une femme, et non par un
être qui n’est ni homme, ni femme.
En réalité, ainsi que le fait remarquer Jean-Loup
Charvet,
l’esthétique de la tragédie lyrique n’est pas non plus réaliste : elle prétend
marier le naturel et l’artifice. La gestuelle des acteurs français fait l’objet
d’une codification précise dont les récentes reconstitutions démentent le
caractère spontané ou naturel.
Heureusement, des témoignages extrêmement précieux comme
celui de Goethe nous laisse entrevoir le talent d’acteur et le professionnalisme
dont pouvaient faire preuve certains castrats:
Dans ces
représentations, la notion d’imitation et d’art étant constamment perçues avec
plus d’intensité, une sorte d’illusion consciente était créée par leurs
excellentes prestations. Un double plaisir est ainsi offert par le fait que ces
personnages ne sont pas des femmes et ne représentent que des femmes. Les jeunes
gens ont étudié le sexe féminin, dans sa nature et dans son comportement : ils
la connaissent à fond et l’imitent en artistes ; ils représentent non pas
eux-mêmes, mais une nature qui leur est absolument étrangère.
Comment ne pas songer, à nouveau, au boy-actress du
théâtre élisabéthain ? Engoncés dans leurs préjugés, les partisans de la
tragédie classique s’arrêtent au sexe apparent des acteurs et ne savent pas
considérer objectivement leur performance, sans doute trop subtile pour la
raison raisonnante. De même, il importe peu que les castrats triomphent sur
presque toutes les scènes d’Europe en incarnant le plus viril des héros, le
prime uomo : prince, général, dieu de l’Olympe... Rien n’y fait :
l’exception romaine échauffe les esprits.
Il est vrai que dans les états pontificaux, le
travestissement s’étend aux figurants et aux danseurs, les autorités se montrant
intransigeantes. Les critiques fusent de partout et les Français n’en n’ont pas
le monopole. Ainsi, Tragiense condamne « ces jeunes garçons de belle allure
travestis en femme » dont « les attitudes apparaissent beaucoup plus
licencieuses ou dissolues que celles des femmes elles-mêmes. »
Les moralistes ont l’art d’amplifier le mal afin de mieux
édifier, mais parfois aussi pour combattre leurs propres démons. Ces adolescents
travestis, castrats ou non, n’étaient probablement pas plus coquins que les
femmes ni plus polissons que les autres garçons du même âge et leur beauté,
ambiguë ou non, devait troubler des spectateurs des deux sexes. On oublie trop
souvent que le travestissement, au même titre que les caprices de vedettes,
répond aussi aux demandes du public.
Toujours est-il que nombre de témoins, de bonne
foi ou non, prétendent que l’absence des femmes favorise l’éclosion de vices
contre-nature. Montesquieu et tant d’autres confondent évidemment
l’homosexualité et l’attirance pour les travestis, baptisée gynandromorphilie
par les sexologues. Cette forme de sexualité s’observe également chez les
hétérosexuels et ne concerne qu’une minorités d’homosexuels. Les préjugés
doivent avoir la vie dure pour que R. Virag, dans un ouvrage publié à la fin du
vingtième siècle, juge utile de préciser que la majorité des homosexuels sont
aussi virils que les autres hommes, et recherchent des partenaires virils!
Voici maintenant les castrats victimes des
préjugés homophobes, il fallait s’y attendre, leur physique androgyne, leur
allure parfois féminine les y prédestinait. Néanmoins, rien, à notre
connaissance, ne permet d’affirmer que la castration ait une incidence sur
l’orientation sexuelle des individus. La testostérone ne définit pas les
préférences sexuelles, mais influe sur l’intensité de la libido.
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