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un dossier proposé par Vincent Deloge

 
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Salomé, première d'entre toutes les femmes ?
par Bruno Peeters

"Wie schön ist die Prinzessin Salome heute nacht !"

Salomé est obsédée par Iokanaan. Elle le veut, par dessus tout, pour elle, provoquant la Mort, qui viendra la prendre, brutalement, sous les boucliers d'Hérode.

Strauss, lui, sera obsédé toute sa longue vie par l'âme de la femme, dont la princesse de Judée est d'emblée l'une des plus fortes incarnations. Par deux fois déjà, le compositeur avait tenté de l'évoquer, mais ni Freihild (Guntram 1894), trop wagnérienne, ni Diemut (Feuersnot 1901), sans grande personnalité musicale, ne parviendront à s'imposer à son esprit et, partant, au nôtre.

C'est alors qu'en 1905 soudain, apparaît Salomé.

Relisons les quatre premières répliques de l'opéra :

Narraboth : 
Comme la princesse Salomé est belle, cette nuit !

Le Page : 
Regarde la lune, comme elle a l'air étrange. On dirait une femme qui sort du tombeau.

Narraboth : 
Elle est très étrange. Elle ressemble à une petite princesse qui a des pieds comme des colombes blanches... On dirait qu'elle danse.

Le Page : 
Elle est comme une femme morte. Elle glisse très lentement.

En quatre phrases, Strauss résume idéalement l'action et surtout la personne de Salomé. Tout y est : beauté, nuit, lune, femme, tombeau, danse, mort. Cette très jeune fille séduit immédiatement, et le spectateur a pour elle les yeux du syrien transi. Accroché, il ne quittera plus cette immense galerie de femmes chantées par l'incomparable génie de Richard Strauss.

L'obsession de la mort caractérisera aussi Elektra (1909), seconde héroïne antique, que l'on comparera bien vite à la fille d'Herodias. Les deux oeuvres sont proches, en effet, par le temps, la forme, le langage. Elektra ("celle qui n'a pas connu le lit conjugal") transporte le terrible effroi sentimental, qu'elle a elle-même créé, sur un seul et unique objet : la vengeance érigée en objectif absolu. Les princesses de Tibériade et de Mycènes se rejoindront dans l'assouvissement, le dansant jusqu'à la Fin, jusqu'à la Mort.

Ravi, et content d'elles, Richard Strauss semble savourer les évolutions de ses deux héroïnes. Content de lui aussi, et du prodigieux écrin orchestral dont il les a somptueusement parées, socle amoureux hérité du poème symphonique, et qu'il offrira à toutes ses futures femmes, pour son/notre plus grand plaisir.

Le monde musical tout entier fut certes surpris par la volte-face stylistique que paraissait représenter Der Rosenkavalier (1911) après la violence frénétique des deux opéras précédents. Salomé n'a que peu de parenté avec la Feldmarschallin ou Sophie von Faninal. Ni avec Ariadne auf Naxos (1912) et sa scintillante Zerbinetta. N'était-ce, peut-être, que cette obscure aspiration vers la Mort, désespérément clamée par l'amante que Thésée délaissa ("Es gibt ein Reich, wo alles rein ist. Es hat auch einen Namen : Totenreich"). Mais nous sommes ici dans une Antiquité rêveuse et rêvée, celle qui accompagnera Strauss jusqu'à la fin. Et la Mort apparaît moins réelle que celle, cruelle et crue, qu'appelle Elektra.

Ariane réalisera son avenir en tombant dans les bras de Bacchus, tout comme Hélène se retrouvera aimée d'un Ménélas enfin délivré de ses fantasmes, dans la remarquable Die Aegyptische Helena (1928), opéra superbe et bien méconnu, lui aussi érigé à la gloire de la Femme éternelle, dont Hélène de Troie est le symbole suprême.

Auparavant, Strauss aura entrouvert deux autres portes de son antre secret en créant des femmes purement inventées, l'Impératrice et la teinturière dans Die Frau ohne Schatten (1919), toutes deux d'aventure et de renoncement, fortement mythiques (émanant de la géniale imagination de Hofmannsthal), puis la très (trop ?) réelle Christine d'Intermezzo (1924). Même si la luxuriance de l'orchestration de Die Frau ohne Schatten, ainsi que son extrême tension lyrique, pourrait évoquer Salomé, l'on sent que Strauss s'écarte d'un personnage cher, mais devenu lointain. Arabella (1933), lyrique et rêveuse, représente à présent bien plus que son idéal féminin, avec une retenue et une fièvre toute frémissante, et plus d'humilité aussi. Tout comme la piquante Aminta de Die Schweigsame Frau (1935), très probable cousine de Christine, mais peut-être aussi petite-fille malicieuse de Diemut.

Au terme d'une carrière, d'une vie dédiée à l'exaltation, à la glorification de la Femme, le compositeur sortira de sa boite magique quatre portraits encore de cette insaisissable beauté. La commandante Marie de Friedenstag (1938), figure un peu abstraite de la fidélité courageuse, deux beautés radieuse de sa chère "heitere" mythologie, Daphne (1938), puis la si sensible fille de Pollux dans Die Liebe der Danae (1940), jolies nymphes dorées. La Comtesse Madeleine, enfin, Femme ultime et arbitre de Capriccio (1942), qui unira dans une nette tentative de conclusion, les trames si différentes qui tissent l'âme de celles qu'il a tant aimées.

De Freihild à Madeleine, quinze femmes sont ainsi évoquées par la plume vigoureuse, alerte ou sereine de Richard Strauss, surgies de son esprit et de celui de ses librettistes, ou reprises d'un passé illustre et éperdument admiré. Parmi celles-là, fière, Salomé se dresse, la Première, et certainement la plus emblématique. C'est elle qui a propulsé définitivement le musicien dans l'univers lyrique qu'il fera désormais sien. C'est elle, petite princesse de dix-sept ans, qui inaugure véritablement l'éblouissante galaxie féminine que tracera lumineusement Richard Strauss dans l'histoire de l'Opéra. Pau d'artistes, depuis Mozart, auront su dépeindre l'Eternel féminin dans toute sa diversité, avec autant de pertinence, de connivence souriante, avec surtout autant d'affection, autant d'adoration.

Bruno Peeters

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