Vous
avez entrepris l'édition de l'Oeuvre intégrale d'Offenbach.
Qu'est-ce qui a motivé votre choix ? Pourquoi ce compositeur ?
Écoutez, je vais reprendre un
propos du film de Fellini, Prova d'orchestra. A un moment, le réalisateur
se dirige vers un instrumentiste - un tubiste - et lui demande : "pourquoi
avez-vous choisi le tuba ?". Ce à quoi le musicien répond
: "ce n'est pas moi qui ai choisi le tuba, c'est le tuba qui m'a choisi".
Eh bien, cela peut paraître prétentieux, mais je pense pouvoir
dire que c'est Offenbach qui m'a choisi ! Parce que je ne sais pas pourquoi
j'ai choisi Offenbach... Ca m'est tombé comme ça. Quand j'avais
cinq ans, j'entendais chez mon grand-père un disque d'Offenbach,
parmi tant d'autres. Et puis, à l'âge de quinze ans, j'ai
vu une série télévisée avec Michel Serrault,
"Les Folies Offenbach", et là, ç'a été vraiment
le déclenchement absolu : une passion ravageuse. Ce n'était
pas, à l'époque, ma seule passion, mais c'était la
plus forte... Maintenant, voilà vingt-trois ans que cela dure !
D'autre part, ce que j'aime chez Offenbach n'est pas forcément ce
que la plupart des gens apprécient. J'aime l'aspect comique, bien
sûr, mais ce que je recherche, c'est le "plus". Par exemple, prenez
Jacques Offenbach et Charles Lecocq ; ou Hervé ou tout autre compositeur
d'opéras bouffes. Eh bien, ce qui leur est commun ne m'intéresse
pas ! Ce qui me retient, c'est le génie d'Offenbach. Chez Offenbach
- vous l'avez sûrement entendu l'été dernier dans Les
Fées du Rhin - il y a toujours quelque chose de vraiment génial.
Ce ne sont pas des harmonies simples, une orchestration simple : il y a
un "plus". Voilà ce qui me plaît surtout chez lui, son côté
dramatique ; son côté tragique même. Quand, en plein
coeur d'un opéra bouffe, vous sentez une douleur, quelque chose
qui tire quelque part vers les sentiments : moi je trouve cela fabuleux
!
Justement,
à propos des Contes d'Hoffmann : on dit souvent que c'est
une oeuvre à part dans la production de son auteur. Est-ce que pour
vous c'est le cas ou bien y a-t-il continuité ?
On a raconté beaucoup de bêtises
(rires) ! C'est là l'une des grandes images qui suit Offenbach.
Quand j'entends dire : "toute sa vie, il aura été un bouffon,
et il aura voulu avant de mourir faire un testament, se racheter de sa
bouffonnerie avec Les Contes", je réponds premièrement
qu'il n'avait pas à se racheter de quoi que ce soit : tout ce qu'il
avait fait, il l'avait bien fait, et il en était parfaitement conscient
! Deuxièmement, depuis sa prime jeunesse, il avait toujours fréquenté
le répertoire "sérieux". Il a écrit beaucoup de musique
de chambre, de concertos, de pièces bien plus graves que ses opéras
bouffes. Seulement, l'opéra bouffe, le public parisien - et viennois
aussi - voulait ça ! ils voulaient cet Offenbach-là... Il
a pourtant essayé maintes et maintes fois de présenter un
autre visage ; avec par exemple Barkouf en 1860, Les Fées
du Rhin en 64 et surtout Fantasio en 72, sans oublier Les
Bergers, Robinson Crusoé et Vert-Vert. Toutes ces oeuvres
qui jalonnent son parcours sont autrement sérieuses que La Vie
parisienne ou La belle Hélène. Mais le public,
lui, demandait de l'Offenbach comique et celui-ci lui a donné ce
qu'il attendait.
En dehors de cela, plus qu'un testament,
Les
Contes d'Hoffmann constituent une synthèse ; la synthèse
de toute une vie. Vous y trouvez par exemple le personnage bouffe de Franz,
qui est très fortement imprégné de la tradition de
l'opéra-comique français. Mais ce qui en fait un chef-d'oeuvre,
c'est une intensité et une puissance musicales sans précédent
- qui étaient aussi tout simplement liées au fait que le
compositeur était en train de mourir. Il sentait la mort arriver
; et il a travaillé avec un acharnement quelque peu surnaturel.
Attention, il convient de voir cela en dehors du légendaire : la
genèse des Contes s'étend de 1873 à 1880. En
1873, Offenbach n'était pas - disons - en pleine forme ; il ne l'a
jamais été, mais enfin, il ne ressentait pas la proximité
de la mort... Une synthèse, oui, c'est le terme qui convient pour
Les
Contes d'Hoffmann. Mais sûrement pas une pièce à
part dans l'oeuvre d'Offenbach.
Précisément
: à propos de bêtises écrites sur Les Contes,
on a longtemps soutenu que c'était un opéra inachevé...
alors que vous affirmez le contraire dans l'Avant-Scène Opéra.
L'Avant-Scène a été
écrite... il y a dix ans. Eh bien, en dix ans, il s'en est passé
des choses ! (rires). C'était l'époque où je venais
de retrouver le manuscrit du finale de l'acte quatre. Donc, tout content,
j'ai dit : "oui, oui, c'est achevé !". Et maintenant, je soutiens
le contraire ! (rires)... Il n'y a que les imbéciles qui ne se remettent
pas en cause ! On peut dire qu'Offenbach a achevé une large partie
de son opéra ; il a terminé les quatre premiers actes, sans
avoir composé cependant aucun des préludes, des mélodrames,
des entractes, parce que ces choses-là, il les écrivait à
la dernière minute, en reprenant des thèmes, en faisant des
pots-pourris en quelque sorte. Mais il a quand même écrit
une large partie pour chant et piano ; il a orchestré certaines
choses - mais pas TOUT. Le cinquième acte, en revanche, pose problème.
Au début, on pouvait croire qu'il l'avait achevé, parce qu'on
possède apparemment toute la musique écrite pour le livret
de la censure. En fait, le livret de la censure a été rédigé
à partir de ce qu'on avait d'Offenbach. On s'est dit qu'on allait
faire une sorte de version qui allait "tenir la route"... Mais il faut
bien admettre aujourd'hui que cet acte n'est pas terminé. On n'en
a que quelques esquisses avec rien moins que cinq livrets différents,
car Offenbach n'était jamais satisfait de ce que Barbier lui présentait.
Avec tout cela, il est possible de reconstituer cet acte qui est finalement
assez court.
Mais le plus important n'est pas là
; je ne le voyais pas à l'époque, parce que je ne voulais
pas le voir, tout à ma joie de penser que l'oeuvre était
complète... En réalité, son inachèvement est
surtout dû au fait qu'Offenbach n'a pas été là
pour donner son imprimatur, pour dire : "voilà, c'est comme ça
qu'il faut la représenter"... Ce qui fait qu'aujourd'hui on a beaucoup
de musique pour Les Contes, on a même deux passages qui, à
mon avis, sont des longueurs. Il faut donc, si l'on veut que l'ouvrage
soit présentable au théâtre, faire des coupures. C'est
comme pour Les Fées du Rhin qui durent quatre heures et quart :
ce qui est intéressant à entendre au concert ou au disque
devient un handicap à la scène. il ne faut pas oublier qu'Offenbach
était le premier à tailler à grands coups de ciseaux
dans ses oeuvres pour leur donner un équilibre théâtral,
musical et dramatique. Lui seul, en fait, était habilité
à le faire ; et il y aurait beaucoup à dire sur ce que se
permettent certains chefs et metteurs en scène (et qu'ils ne se
permettraient d'ailleurs pas avec Verdi ou Wagner... ). En définitive,
Les
Contes d'Hoffmann seront à jamais inachevés en ce sens
qu'on ne sait pas ce qu'Offenbach aurait fait au cours des dernières
répétitions ou après les premières représentations.
Selon les réactions du public, il aurait sûrement procédé
à des modifications, comme à son habitude.
En plus, les
distributions prévues à l'origine ont changé ; il
y avait un Hoffmann baryton, par exemple...
Oui, on possède d'ailleurs le
manuscrit de cette version pour baryton ; c'est celle qui a été
présentée par Offenbach en 1879, dans ses salons. Nous avons
l'intention, avec Laurent Naouri - qui veut à tout prix la chanter-
de la donner un jour, mais si on la joue telle que le compositeur l'a conçue,
c'est-à-dire pour voix et piano, cela signifie une restitution en
concert plutôt qu'une représentation scénique ! Bien
; il y a eu, effectivement, énormément de phases de composition
entre 1873 et 1880. On a récemment retrouvé une lettre de
1873 adressée à Barbier dans laquelle Offenbach dit bien
qu'il souhaite donner Les Contes à l'Opéra-Comique,
alors qu'on a toujours prétendu qu'il avait, dès le début,
pensé l'ouvrage comme un grand opéra : eh bien non ! Cette
lettre indique clairement ses intentions. Ensuite, il le pense grand opéra,
puis à nouveau opéra-comique, mais il envisage quand même
d'écrire des récitatifs pour Vienne et Londres. D'ailleurs,
il n'y a pas de textes parlés dans le prologue et il a dû
envisager la même chose pour l'épilogue afin de donner un
équilibre à la pièce : deux "piliers" entièrement
chantés qui encadrent les trois actes avec des dialogues parlés.
Il avait même déjà ébauché quelques récitatifs
pour l'étranger, mais comme il n'a pu les achever, c'est Guiraud
qui s'en est chargé.
Donc, Offenbach
envisageait à la fois un opéra-comique et un grand opéra
pour...
... Pour Vienne et Londres. Mais son
but était avant tout d'avoir un triomphe à l'Opéra-Comique.
Il avait déjà écrit pour ce théâtre sans
avoir obtenu beaucoup de succès et son grand rêve - c'était
devenu une obsession - était d'avoir ce triomphe, qu'il a malheureusement
eu de façon posthume. Donc, dans son esprit, c'est d'abord un opéra-comique,
ensuite, sachant qu'à l'étranger on ne pouvait le représenter
tel quel et qu'il fallait que tout soit chanté, il envisageait de
composer des récitatifs, mais c'était davantage une contrainte
qu'un choix artistique.
Pour en revenir
à votre édition, qu'apporte-t-elle de plus que les éditions
précédentes : Oeser, Kaye... ?
Elle apporte différentes
choses... mais le plus important c'est qu'elle donne à la pièce
un équilibre et une cohérence que n'ont pas les autres éditions.
C'est du moins ce que disent les directeurs de théâtre...
Par exemple, au cinquième acte, j'ai dû reconstituer le fameux
duo Hoffmann/Stella dont on n'a que des ébauches, en écrivant
des passages, car le peu d'esquisses qui existait ne permettait pas de
faire un duo complet. J'ai voulu rester dans le style du compositeur...
Ce qui est amusant c'est que des gens m'ont dit que le début ne
faisait pas très Offenbach, or précisément c'est de
lui ! Finalement, c'est ce que je n'ai pas touché qui fait le moins
Offenbach... (rires)... Alors là je n'y suis pour rien !
Outre ce duo, il y a évidemment
le final de l'acte de Venise, qui est aussi très important, car
il donne au dénouement un poids dramatique énorme et rend
perceptible le crescendo entre Olympia et Giulietta. A Lausanne, j'ai pris
un parti qui ne figure pas dans l'édition elle-même : en effet,
je trouve que le livret du final de cet acte est assez faible dans le sens
où c'est Pitichinaccio qu'Hoffmann assassine par erreur. Ca a été
présenté comme ça en Allemagne et le résultat
n'a pas été totalement convaincant. Alors, j'ai décidé
de récrire le texte en me rapprochant de la pièce, c'est
à dire en faisant mourir Giulietta. La faire mourir empoisonnée
n'était pas possible dans ce contexte musical, alors j'ai imaginé
- spécialement pour ces représentations - une scène
dans laquelle Dapertutto, après avoir tendu son épée
à Hoffmann, pousse Giulietta sur l'arme, elle meurt de cette façon,
ce qui s'inscrit parfaitement dans le crescendo dramatique de l'ouvrage
dont je parlais. Je pourrais me faire écharper par mes collègues
musicologues, mais ce n'est pas très grave, parce que musicalement
il n'y a pas une note qui ne soit pas d'Offenbach, et le compositeur lui-même
n'était pas très satisfait du travail de son librettiste
à cet endroit. En plus, à Lausanne, tout le monde a trouvé
fabuleuse cette mort de Giulietta. Cette fin figurera sûrement en
appendice dans l'édition, car je trouverais dommage qu'on ne puisse
pas en profiter puisque ça marche bien.
Quoi d'autre... Ce que j'ai surtout
tenu à faire dans cette édition qui sera très volumineuse,
c'est proposer aux metteurs en scène, aux chefs d'orchestre, aux
directeurs d'Opéra, tout ce qui est possible. Par exemple pour Dapertutto,
à Lausanne, nous avons donné un air inédit qui est
plus beau que ceux que l'on connaît. Le "scintille diamant" est apocryphe,
"Tourne tourne, miroir" est beau aussi, mais celui-là, qui est antérieur,
est plus intéressant et quand je l'ai montré à Laurent
Naouri, il m'a dit : "C'est ça que je veux chanter !". De même,
dans l'acte d'Olympia, Nicklausse a droit à une grande scène
dans laquelle il chante deux airs à la suite : un air lent et parodique
d'abord, puis voyant que la poupée ne se réveille pas, il
entonne "Voyez-la sous son éventail". Tout cela a probablement été
voulu par Offenbach pour sa première mouture des Contes d'Hoffmann.
Étant donné que nous
tentons de faire une édition commune Schott-Boosey qui sera publiée
dans le cadre de l'édition Offenbach chez Boosey & Hawkes, j'ai
vraiment l'intention qu'elle soit la plus exhaustive possible, avec évidemment
un fil conducteur pour guider les directeurs de théâtre, les
chefs d'orchestre et les metteurs en scène. Tout de même,
je veux qu'il y ait beaucoup d'appendices à cette édition
afin qu'on puisse donner, si l'on veut, un air antérieur comme je
l'ai fait à Lausanne pour Dapertutto et Nicklausse.
Il y a encore une chose que je voudrais
ajouter : certaines pages des Contes d'Hoffmann ne sont pas orchestrées.
Avant moi, Oeser et Kaye ont proposé leur propre orchestration.
Par exemple, on en a trois pour "Vois sous l'archet frémissant"
: celle d'Oeser, qui n'est pas inintéressante car c'était
un excellent musicien ; celle qui figure dans l'édition de Kaye,
qui est très dépouillée... mais bon, on est très,
très loin d'Offenbach ; et la mienne. Je dirai que j'ai un avantage
par rapport aux autres, c'est que, contrairement à eux, je ne travaille
pas que sur Les Contes d'Hoffmann, je travaille depuis vingt-cinq
ans sur toute l'oeuvre d'Offenbach et par conséquent je commence
à connaître sa façon d'orchestrer. J'ai donc essayé
de faire très modestement quelque chose qui se rapproche de ce qu'il
aurait fait. A priori, ça a marché puisque Jean-Yves Ossonce
m'a dit qu'il n'avait jamais entendu Les Contes orchestrés
comme ça et que c'était très beau et très léger.
Bref, ça lui a plu.
Revenons à
la production de Lausanne. Vous êtes donc satisfait du résultat...
Eh bien oui, et c'est même époustouflant.
Quand je suis allé saluer avec les artistes, Frank Leguérinel
qui était à côté de moi m'a dit : "Je n'ai jamais
vu un triomphe pareil un soir de première". Les saluts ont duré
près de vingt minutes, c'était phénoménal.
Pourtant j'avais de grandes angoisses : quand j'ai vu la mise en scène
de Pelly pour la première fois, lors de la générale
piano, j'ai pensé : "C'est vraiment génial !" et puis on
s'habitue, on se pose des questions, on se demande comment ça va
marcher... De toutes façon, ce qui compte c'est l'avis du public,
or public et critiques ont tous dit que c'était parfaitement équilibré
et c'est vraiment ce que je recherchais. Je ne voulais pas pour Lausanne
utiliser mon édition au grand complet et tout donner, je voulais
que ce soit un beau spectacle et ça c'est un pari réussi.
Donc, je suis très content !
Est-ce que
cette production sera donnée quelque part en France ?
Alors, entre ce qui est officieux et
officiel... De toutes façons elle est coproduite, donc elle sera
forcément reprise à Bordeaux et à Marseille où
José van Dam devrait chanter les quatre méchants, sous la
direction de Stéphane Denève. Et puis, le soir de la première,
il y avait dans la salle de nombreux directeurs de théâtres
européens, alors, vu le succès, cette production devrait
avoir une longue vie.
Peut-on espérer
un prolongement sur CD ou DVD ?
C'est prévu : de toute manière,
Marc Minkowski aimerait aussi diriger l'ouvrage avec son propre orchestre,
il est donc possible qu'on le donne à Grenoble quand le nouveau
théâtre sera terminé. Il faut savoir également
qu'à la base, ce projet était pour Natalie Dessay. Vu ses
problèmes de santé, elle a dû y renoncer et c'est Mireille
Delunsch qui l'a remplacée brillamment. A mon avis, le succès
est tel que tout cela se fera, avec Natalie ou Mireille.
Propos recueillis
par Christian Peter