LES CONTES D'HOFFMANN

un dossier proposé par Christian Peter

 
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Trois femmes dans la même femme...

(Natalie Dessay, Olympia à Orange)


 



 
On a longtemps glosé sur cette phrase sibylline prononcée par Nicklausse dans l'épilogue des Contes d'Hoffmann : "trois drames dans un drame. Olympia... Antonia... Giulietta... ne sont qu'une même femme : la Stella !"

Il était effectivement permis de se demander ce qu'avaient de commun une poupée mécanique, une jeune fille poitrinaire, une courtisane de luxe et une cantatrice célèbre. Comme l'avait écrit Jean Périsson dans la première édition de L'Avant-scène opéra consacré aux Contes d'Hoffmann : "il nomme les trois égéries d'Hoffmann, et en une péroraison qui conclut en fa majeur, affirme qu'elles ne sont qu'une même femme : la Stella. Comprenne qui pourra".

Puis on s'aperçut que cette phrase semblait donner une indication quant à l'ordre des actes, qui pouvait se révéler précieuse après tous les tripatouillages dont la partition avait fait l'objet : la création à l'Opéra-Comique avait eu lieu sans l'acte de Giulietta, supprimé, puis celui-ci était revenu en deuxième position, après l'acte d'Olympia, et cet ordre s'était traditionnellement maintenu. Il était effectivement plus logique d'un point de vue dramatique de terminer l'oeuvre par l'acte le plus pathétique, celui de la mort tragique d'Antonia.

Un détail clochait pourtant : comment Hoffmann le viveur, qui fréquentait les prostituées et les salles de jeu à l'acte deux, de surcroît recherché comme assassin, pouvait-il s'amender au trois et devenir ce timide jeune homme qui ne rêve que mariage et paisible vie de famille avec la tendre Antonia ? Et cette conversion était-elle si factice qu'après la mort de sa fiancée, il retourne à l'état d'épave alcoolique qui le caractérise dans l'épilogue et le prologue ? L'évolution du héros ne s'explique que si l'on place l'acte de Giulietta en troisième position.

Et si l'opéra entier raconte la déchéance d'Hoffmann, alors peut-être la phrase de Nicklausse ne signifie-t-elle que ce qu'elle dit et Olympia, Antonia et Giulietta ne sont-elles tout simplement qu'une même femme, dont l'évolution est elle aussi retracée au fil de l'intrigue.

Le nom de la première était Olympia... tout commence avec elle. Non pas une simple poupée, mais une jeune fille sans âme, qui ne sait répondre aux déclarations passionnées de son amant que des oui... oui... de convenance.

Car convenable, oui, et bien élevée, elle représente l'archétype des jeunes filles à marier du XIXème siècle, se présente à son premier bal, chante une jolie chanson aux paroles ineptes, une histoire d'oiseaux et de charmille. Tout autant qu'un air de bravoure, il s'agit là d'une savoureuse parodie des airs de salon, à rapprocher de la leçon de chant de La Fille du régiment de Donizetti.

Le "coeur glacé" comme le dit Hoffmann, elle est incapable d'aimer le fiancé qu'on lui destine, car dans un mariage bourgeois la passion entre moins en ligne de compte que la position sociale. La désillusion du fiancé, quand il s'aperçoit de la sottise et du conventionnalisme de la jeune fille (une "bimbo" dirait-on de nos jours) est telle qu'elle perd subitement tout charme à ses yeux. Symboliquement, la poupée est cassée.

Mais la jeune fille bien élevée chante et elle est même très douée. C'est ainsi qu'apparaît le deuxième avatar de la Stella, Antonia. Non pas la douce et soumise poitrinaire, mais la fille d'une cantatrice célèbre, chanteuse elle-même, dévorée d'ambition, obsédée par sa voix. Ses premiers mots, dits à Hoffmann avec un empressement suspect, ne sont-ils pas : "veux-tu m'entendre ? "
Ainsi la voix du docteur Miracle qui susurre à son oreille : "la grâce, la beauté, le talent, don sacré, tous ces biens que le ciel t'a livrés en partage, faut-il les enfouir dans l'ombre d'un ménage ? n'as-tu pas entendu, dans un rêve orgueilleux, ainsi qu'une forêt par le vent balancée, ce doux frémissement de la foule pressée, qui murmure ton nom et qui te suit des yeux ? voilà l'ardente joie et la fête éternelle que tes vingt ans en fleurs sont près d'abandonner, pour des plaisirs bourgeois où l'on veut t'enchaîner, et des marmots d'enfants qui te rendront moins belle !", cette voix insinuante n'est rien d'autre que celle de l'ambition. Et ce n'est pas la mort qui enlève Antonia à Hoffmann, c'est sa carrière.

La cantatrice a quitté le poète pour devenir célèbre et elle l'est au moment où s'ouvre le rideau du troisième acte. Et là, remémorons-nous la France de 1880, pas si loin encore du second empire, du monde de Nana, qui débute à la scène dans "la blonde Vénus", parodie à peine déguisée de La Belle Hélène du même Offenbach. Pensons au mode de vie de ces cantatrices, à leurs protecteurs riches et distingués, à ce qu'on disait de leur légèreté... De cantatrice à femme entretenue, il n'y a dans l'esprit de l'époque guère de différence, et entre femme entretenue et courtisane, le pas est si vite franchi... d'ailleurs la Stella partira au bras du conseiller Lindorf.

Le drame d'Hoffmann n'est pas de tomber amoureux à chaque fois d'une femme qui se moque de lui, c'est au contraire de poursuivre sans cesse la même, comme il le dit dans le prologue : "oui, Stella ! Trois femmes dans la même femme ! Trois âmes dans une seule âme ! Artiste, jeune fille, et courtisane !" (notons au passage que le fait de les mentionner dans cet ordre n'a jamais donné à personne l'idée de placer Antonia avant Olympia !).

Dès lors, on comprend mieux le désespoir d'Hoffmann devant une affiche annonçant la célèbre Stella chantant donna Anna. C'est un désespoir vieux de plusieurs années. Mais, malgré l'alcoolisme d'Hoffmann, malgré le départ de la Stella, l'opéra se termine sur une note optimiste, car le héros, dépouillé d'une passion illusoire, est sauvé par une autre femme, sa Muse, qui ne l'a jamais quitté, et son amour transcendé par l'art l'élève au-dessus de lui-même. "On est grand par l'amour, et plus grand par les pleurs".
 
 

Catherine Scholler

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