On a
longtemps glosé sur cette phrase sibylline prononcée par
Nicklausse dans l'épilogue des Contes d'Hoffmann : "trois
drames dans un drame. Olympia... Antonia... Giulietta... ne sont qu'une
même femme : la Stella !"
Il était effectivement permis
de se demander ce qu'avaient de commun une poupée mécanique,
une jeune fille poitrinaire, une courtisane de luxe et une cantatrice célèbre.
Comme l'avait écrit Jean Périsson dans la première
édition de L'Avant-scène opéra consacré aux
Contes d'Hoffmann : "il nomme les trois égéries d'Hoffmann,
et en une péroraison qui conclut en fa majeur, affirme qu'elles
ne sont qu'une même femme : la Stella. Comprenne qui pourra".
Puis on s'aperçut que cette
phrase semblait donner une indication quant à l'ordre des actes,
qui pouvait se révéler précieuse après tous
les tripatouillages dont la partition avait fait l'objet : la création
à l'Opéra-Comique avait eu lieu sans l'acte de Giulietta,
supprimé, puis celui-ci était revenu en deuxième position,
après l'acte d'Olympia, et cet ordre s'était traditionnellement
maintenu. Il était effectivement plus logique d'un point de vue
dramatique de terminer l'oeuvre par l'acte le plus pathétique, celui
de la mort tragique d'Antonia.
Un détail clochait pourtant
: comment Hoffmann le viveur, qui fréquentait les prostituées
et les salles de jeu à l'acte deux, de surcroît recherché
comme assassin, pouvait-il s'amender au trois et devenir ce timide jeune
homme qui ne rêve que mariage et paisible vie de famille avec la
tendre Antonia ? Et cette conversion était-elle si factice qu'après
la mort de sa fiancée, il retourne à l'état d'épave
alcoolique qui le caractérise dans l'épilogue et le prologue
? L'évolution du héros ne s'explique que si l'on place l'acte
de Giulietta en troisième position.
Et si l'opéra entier raconte
la déchéance d'Hoffmann, alors peut-être la phrase
de Nicklausse ne signifie-t-elle que ce qu'elle dit et Olympia, Antonia
et Giulietta ne sont-elles tout simplement qu'une même femme, dont
l'évolution est elle aussi retracée au fil de l'intrigue.
Le nom de la première était
Olympia... tout commence avec elle. Non pas une simple poupée, mais
une jeune fille sans âme, qui ne sait répondre aux déclarations
passionnées de son amant que des oui... oui... de convenance.
Car convenable, oui, et bien élevée,
elle représente l'archétype des jeunes filles à marier
du XIXème siècle, se présente à son premier
bal, chante une jolie chanson aux paroles ineptes, une histoire d'oiseaux
et de charmille. Tout autant qu'un air de bravoure, il s'agit là
d'une savoureuse parodie des airs de salon, à rapprocher de la leçon
de chant de La Fille du régiment de Donizetti.
Le "coeur glacé" comme le dit
Hoffmann, elle est incapable d'aimer le fiancé qu'on lui destine,
car dans un mariage bourgeois la passion entre moins en ligne de compte
que la position sociale. La désillusion du fiancé, quand
il s'aperçoit de la sottise et du conventionnalisme de la jeune
fille (une "bimbo" dirait-on de nos jours) est telle qu'elle perd subitement
tout charme à ses yeux. Symboliquement, la poupée est cassée.
Mais la jeune fille bien élevée
chante et elle est même très douée. C'est ainsi qu'apparaît
le deuxième avatar de la Stella, Antonia. Non pas la douce et soumise
poitrinaire, mais la fille d'une cantatrice célèbre, chanteuse
elle-même, dévorée d'ambition, obsédée
par sa voix. Ses premiers mots, dits à Hoffmann avec un empressement
suspect, ne sont-ils pas : "veux-tu m'entendre ? "
Ainsi la voix du docteur Miracle qui
susurre à son oreille : "la grâce, la beauté, le talent,
don sacré, tous ces biens que le ciel t'a livrés en partage,
faut-il les enfouir dans l'ombre d'un ménage ? n'as-tu pas entendu,
dans un rêve orgueilleux, ainsi qu'une forêt par le vent balancée,
ce doux frémissement de la foule pressée, qui murmure ton
nom et qui te suit des yeux ? voilà l'ardente joie et la fête
éternelle que tes vingt ans en fleurs sont près d'abandonner,
pour des plaisirs bourgeois où l'on veut t'enchaîner, et des
marmots d'enfants qui te rendront moins belle !", cette voix insinuante
n'est rien d'autre que celle de l'ambition. Et ce n'est pas la mort qui
enlève Antonia à Hoffmann, c'est sa carrière.
La cantatrice a quitté le poète
pour devenir célèbre et elle l'est au moment où s'ouvre
le rideau du troisième acte. Et là, remémorons-nous
la France de 1880, pas si loin encore du second empire, du monde de Nana,
qui débute à la scène dans "la blonde Vénus",
parodie à peine déguisée de La Belle Hélène
du même Offenbach. Pensons au mode de vie de ces cantatrices, à
leurs protecteurs riches et distingués, à ce qu'on disait
de leur légèreté... De cantatrice à femme entretenue,
il n'y a dans l'esprit de l'époque guère de différence,
et entre femme entretenue et courtisane, le pas est si vite franchi...
d'ailleurs la Stella partira au bras du conseiller Lindorf.
Le drame d'Hoffmann n'est pas de tomber
amoureux à chaque fois d'une femme qui se moque de lui, c'est au
contraire de poursuivre sans cesse la même, comme il le dit dans
le prologue : "oui, Stella ! Trois femmes dans la même femme ! Trois
âmes dans une seule âme ! Artiste, jeune fille, et courtisane
!" (notons au passage que le fait de les mentionner dans cet ordre n'a
jamais donné à personne l'idée de placer Antonia avant
Olympia !).
Dès lors, on comprend mieux
le désespoir d'Hoffmann devant une affiche annonçant la célèbre
Stella chantant donna Anna. C'est un désespoir vieux de plusieurs
années. Mais, malgré l'alcoolisme d'Hoffmann, malgré
le départ de la Stella, l'opéra se termine sur une note optimiste,
car le héros, dépouillé d'une passion illusoire, est
sauvé par une autre femme, sa Muse, qui ne l'a jamais quitté,
et son amour transcendé par l'art l'élève au-dessus
de lui-même. "On est grand par l'amour, et plus grand par les pleurs".
Catherine Scholler