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Philip Seymour Hoffmann, l’opéra et nous

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Edito
7 février 2014

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Ceci n’est pas un éloge funèbre de Philip Seymour Hoffman. Philip Seymour Hoffman est vivant.  Ce sont les rôles qu’il aurait pu incarner qui sont morts.

Mais déjà ton œil, lyricomane, s’écarquille : il ne te souvient pas que Philip Seymour Hoffman ait été un grand ténor ; ni un chef d’orchestre ; ni même qu’il ait mis en scène un opéra ou songé à le faire.

Bref, lecteur, tu commences à penser que nous nageons en plein hors-sujet.

Que parler des Victoires de la Musique, de la petite Devieilhe, de la grande Deshayes, de la Fanciulla del West dans son stupide mobil home rose fuchsia serait plus intéressant que parler de Philip Seymour Hoffman. Que ce serait dans le sujet. Que c’est pour cela que sur ton clavier tu as tapé f-o-r-u-m-o-p-e-r-a avec tes petits doigts. Et qu’à la fin on se moque de Philip Seymour Hoffman et de sa mort lugubre.

Je dois te détromper, pardon. On ne se moque pas de Philip Seymour Hoffman. Rien n’est plus important que Philip Seymour Hoffman. Et même toi, lyricomane, tu vas comprendre pourquoi il est essentiel de parler de Philip Seymour Hoffman. C’est que, vois-tu, Philip Seymour Hoffman n’était pas seulement un acteur, un grand acteur, un immense acteur. Philip Seymour Hoffman n’était pas non plus strictement extraordinaire. Il faisait tout pour paraître ordinaire. Et il était au-delà de l’ordinaire.

Philip Seymour Hoffman était une valeur. C’était pour ainsi dire un concept. Une esthétique. Cette esthétique, lecteur, je l’appelle opéra. Philip Seymour Hoffman était opéra.

Il était opéra comme d’autres sont rock ou jazz. Il était opéra parce qu’il avait dans la dégaine quelque chose de débonnaire et de rassurant, quelque chose souvent même de père tranquille, mais dans le regard, dans la mobilité du visage, une détresse : une douleur. Le rock expose sa douleur pour la conjurer.  L’opéra la dissimule pour l’exalter. Philip Seymour Hoffman  n’était rien ni personne. Il a joué des personnages vides et blêmes. Il a joué un nombre important de nullités. Des personnages souvent presque aussi nuls et vides et creux et bêtes qu’un ténor ou une soprano. Et, magie, aussi torturés, douloureux, à  vif. Mais sans visage, sans vie propre. Des ombres qui souffrent. Des silhouettes faites pour se tordre sous la peine et les larmes, en secret. Philip Seymour Hoffman avait tout cela, qu’à l’opéra nous voyons : cette bravoure fragile, cette insignifiance qu’on n’oublie pas.

Parfois, à l’opéra, je m’ennuie. Ce n’est souvent pas parce que l’opéra est ennuyeux. C’est parce que ceux qui sont chargés de le faire vivre ne sont pas opéra. Ils sont rock, ils sont jazz, ils sont musette. Ils ne sont pas à leur place sur une scène d’opéra. Je hais ces gommeux et ces cocottes qui se haussent du col mais n’ont rien d’autre, dans le meilleur des cas, qu’une voix, une belle voix, une grande voix. Mais va-t-on à l’opéra pour entendre des grandes voix ? Non, on y va pour l’expérience, pour le trip. On y va pour faire opéra. Un film avec Philip Seymour Hoffman fait plus opéra que bien des opéras qu’on va voir dans des salles d’opéra avec des chanteurs d’opéra. Et encore plus opéra que des salles de cinéma où l’on va voir des opéras, bien entendu.

Il est des moments à l’opéra, je veux dire quand on écoute un opéra ou bien quand on va dans un théâtre d’opéra, où soudain tout fait opéra. Les échelles de valeurs se brouillent, le regard flotte, survient quelque chose d’étrange et qui foudroie – et qui est une douleur, ou comme une douleur. Regarder jouer Philip Seymour Hoffman produit exactement ce sentiment, cette série d’impressions, qui sont rares et qui sont la combinaison de mille choses que j’appelle opéra.

C’est pourquoi, lecteur, Philip Seymour Hoffman va nous manquer, à nous qui n’aimons pas l’opéra en soi, mais ce qui se passe quand dans un opéra quelque chose soudain fait opéra. C’est toujours ainsi en art. L’art fait beaucoup de bruit pour rien. Et puis soudain, lumière, jour, éclair : l’essentiel par lui nous parvient. Alors les arts se confondent, la sensation seule compte qui mène, psychagogue, par-dessus les abîmes. Baudelaire faisait opéra, ou Van Gogh et même Hemingway, qui détestait l’opéra (mais non la corrida, qui fait opéra).

Philip Seymour Hoffman est mort. L’opéra est en deuil. Je tenais à le dire.

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