En ces temps de doutes où un ministre renégat tente de nous imposer son débat sur l’identité nationale, sans que personne d’autre ne semble se poser la question, en ces temps de crises où les chanteurs français se constituent en groupe pour faire valoir leur droits face aux chanteurs étrangers favorisés par la législation*, en ces temps d’innovation, où tel Carole Bouquet rédactrice en chef invitée d’un numéro de Elle, je suis invité comme éditorialiste par Forumopera.com, en ces temps, donc, je pensais parler d’un sujet qui revient régulièrement dans les colonnes de vos articles, dans les comptes rendus de concerts ici ou là, ainsi que dans les colonnes des forums d’opéra (dont la vitalité est assez réjouissante, je dois dire) : la question des écoles.
Le monde de l’opéra s’est « mondialisé » très tôt : dès l’abandon de la traduction des livrets (pratique qui nous paraît si peu concevable aujourd’hui) et l’arrivée, un peu plus tard, du sur-titrage. Dès lors, les théâtres ont fait appel à des chanteurs de tous horizons, parfois en fonction de l’œuvre jouée, mais pas toujours. La médiatisation de certains grands noms poussait les directeurs à inviter des Vickers en Enée ou Otello, des Norman en Didon, une Freni en Marguerite ou Nilsson en Turandot, alors qu’une génération avant, Tebaldi ne chantait qu’en italien, Mödl qu’en allemand et la jeune Crespin qu’en français. (Crespin est d’ailleurs un beau témoin de cette évolution. Elle raconte dans ses mémoires comment elle a décidé de chanter Wagner en allemand, et le travail qu’elle accomplit pour que son allemand soit parfaitement idiomatique). Par la suite, considérant qu’on gagnait en médiatisation, en charisme vocal et scénique ce qu’on pouvait éventuellement perdre en idiome, cette pratique s’est répandue à tous les niveaux.
Aujourd’hui, cette mondialisation est achevée. Déjà quand je finissais mes études, c’était une pratique acquise, une règle évidente que dans chaque concours, chaque audition de recrutement, il fallait présenter un programme polyglotte. Et sur scène, on voit bien le résultat. Des distributions internationales avec un chant, un style, relativement homogène. Les « écoles » de chant ont disparu.
Faut-il faire le lien entre la pratique de l’opéra en langue originale et l’uniformisation du chant ? Pas nécessairement. D’autres phénomènes peuvent l’expliquer, notamment le développement spectaculaire des enregistrements. Nous entendons tous les mêmes disques, depuis des années. Fatalement, nos références se sont confondues, nos tympans ont fusionné.
Faut-il nécessairement déplorer la disparition de ces « écoles » ? Ce n’est pas non plus évident. La présence dans le monde lyrique et dans le répertoire traditionnel français, italien, allemand, russe, tchèque et anglais de chanteurs espagnols, suédois, finlandais, américains, sud-américains voire japonais sont un apport inestimable, quand on pense à ce que Domingo, Nilsson, Mattila, Vickers, Vinay ou Mitsuko Shiraï ont apporté à leur répertoire de prédilection. L’importance de ces noms au panorama discographique et scénique parle d’elle même et montre à quel point les bienfaits de l’internationalisation du chant sont indiscutables.
D’où vient, alors, que régulièrement on déplore, dans les colonnes des magazines musicaux, ou dans les échanges passionnés des forums, la disparition des sons français d’une Danco (qui était Belge, d’ailleurs) ou d’un Dens, ou d’un Blanc ? D’on viennent ces querelles insolubles sur « l’italianité » ?
D’après moi, de la conscience du texte qui en découle. J’ai pu remarquer auprès de chanteurs débutants, et d’abord sur moi même, à quel point la conscience du texte est un élément crucial de l’art du chant. Les acteurs, les poètes savent bien que le texte dans son signifié comme dans son signifiant est le porteur de l’émotion. Les chanteurs, qui mettent l’émotion dans leurs voix – son timbre, son étendue, sa puissance, sa virtuosité – ont tendance à oublier le rôle du texte. Ils viennent même à s’en méfier, car il pourrait nuire à la ligne, à la plénitude du timbre…
Je ne parle pas ici seulement d’articulation mais bien de conscience du texte, c’est à dire la connaissance intime et profonde du sens de chaque mot, du poids affectif ou émotionnel des mots, des intonations qui peuvent colorer un mot ou une phrase de tel ou tel affect, sans parler de la charge émotionnelle de toutes les nuances qui existent seulement dans la prononciation des mots, ou encore de la place vocale d’une langue, la qualité des voyelles italiennes, des consonnes allemandes, des diphtongues anglaises, des nasales françaises…
L’internationalisation de l’opéra a tendance à gommer tout cela. Elle encourage les chanteurs à privilégier la pâte vocale, et à gommer les aspérités textuelles et avec elles, les identités stylistiques, musicales et vocales.
Je n’ai pas du tout envie, pour ma part, de revenir au temps prétendument béni où chacun chantait dans sa langue parfois sur une même scène ! Je ne fais pas ce constat pour regretter un âge d’or, que je n’ai pas connu, du reste. Car les contre-exemples abondent : voyez Felicity Lott, plus viennoise qu’Elisabeth Schwarzkopf (qui ne l’était pas !) en Maréchale, française d’esprit et d’accent chez Offenbach, ou plus impressionnante encore, Anne-Sofie Von Otter qui prosodie les madrigaux de Monteverdi aussi naturellement qu’elle phrase Chausson et Berlioz ou Schumann, jusqu’à un album Weill où tout un univers est approprié en quelques chansons, et en trois langues.
La tour de Babel opératique n’est pas condamnée à s’aplanir dans un volapuk international. Si les artistes, les enseignants, les journalistes, les directeurs et surtout le public continuent de valoriser cette conscience du texte, alors, cette incroyable ouverture sur le monde bénéficiera à tous ! Car ce que la musique nous apporte, c’est la connaissance intime d’une culture, si l’artiste porte intimement en lui l’amour d’un répertoire et de sa langue, alors c’est cela qu’il transmettra au public, que celui-ci y soit familiarisé ou pas. A nous, artistes, de nous imprégner si profondément des langues dans lesquelles nous nous exprimons, afin de devenir des artistes caméléons, portant tour à tour les couleurs des « écoles » anglaises, italiennes allemandes, russes, etc… selon le répertoire que nous chantons.
Les cultures ont leur identité et nous devons les respecter et les défendre contre le danger d’une uniformisation, qu’il ne faut pas minimiser, mais seulement pour mieux s’y ouvrir, pour mieux les connaître, pour mieux les explorer, les accepter, les accueillir. C’est la seule définition pour moi d’une quelconque « identité nationale ».
Thomas Dolié
* : Le Parlement des Artistes milite pour faire changer la législation qui fait peser sur les théâtres français des cotisations sociales plus importantes pour les artistes résidant en France que pour ceux résidant à l’étranger.