La cité lombarde de Bergame, enserrée dans d’austères remparts médiévaux devenus romantiques avec le temps, possède plusieurs théâtres. La « Ville basse », développée hors les murs, comporte également sa partie ancienne fort séduisante dans laquelle est située le vaste et beau « Teatro Donizetti », rappelant évidemment le souvenir de l’illustre enfant de la ville, et où passèrent bien des étoiles tels Beniamino Gigli, Maria Callas… Dans la « Ville haute » pourtant, subsiste un ancien théâtre, dont la structure en bois menaçait l’effondrement, à tel point qu’on n’avait plus accès qu’à l’orchestre, sans sièges, devenu lieu d’expositions. Convaincu de ce qu’une restauration serait trop onéreuse, voire inutile puisque le Teatro Donizetti faisait glorieusement son office, on se prenait alors à rêver, la pensée tournoyant au milieu de ces loges mortes. On se contentait d’imaginer la salle brillamment habitée d’une foule nombreuse, venue assister avec ferveur à des représentations d’opéras, où probablement, dans un angle retiré, un petit garçon — pauvre évidemment — habitant un peu plus loin et nommé Gaetano, tentait de se faufiler vers ce monde merveilleux qui l’attirait, et dont il deviendrait l’un des maestri les plus prestigieux et immortels.
Eh bien, le rêve s’est réalisé, car le miracle a eu lieu ! L’année dernière, la Ville annonçait — à la grande stupeur des Donizettiens du monde entier — que sa saison lyrique serait inaugurée dans ce Teatro Sociale rendu à l’opéra après quatre-vingts années de silence et de désaffection, les deux parties de l’auguste Cité ayant désormais chacune son Théâtre.
On choisit pour l’occasion un ouvrage relevant de ce genre curieux de l’« opera semiseria », comportant des moments comiques aussi bien que tragiques et, en l’occurrence pour cette Linda di Chamounix, la scène de folie que le compositeur préférait parmi celles que son inspiration lui dicta. La situation inextricable dans laquelle la pauvre Linda se trouve enserrée à la fin du deuxième acte, la fait brusquement sombrer dans la folie, et c’est une cabalette posée, maestoso, et donc d’autant plus impressionnante, qui sert de finale à l’acte, donnant le frisson véritablement. Pas de protagonistes ni de chœurs « décoratifs », Linda est seule avec son désespoir, et le jeune Pierrotto, typique « petit Savoyard », mezzo travesti, qui lui est resté fidèle et auquel Donizetti donne quelques répliques émues. Cinq minutes intenses [1] venant sceller le drame de l’innocence persécutée, chère à la comédie larmoyante d’où vient l’opera semiseria. La notoriété de l’oeuvre fut telle, qu’on tira un film de l’opéra… au point de se passer de musique : en 1913-14 en effet, le temps du muet n’était pas encore révolu !
La tendre et généreuse Linda est Majella Cullagh, qui fait vivre le personnage du beau timbre corsé et velouté qu’on lui connaît. Que de chemin parcouru depuis les années cinquante, où le rôle vivait par Margherita Carosio, certes talentueuse mais dont la minceur de la voix nous parait insupportable aujourd’hui et surtout depuis le “passage” callassien de Lucia Aliberti dans le rôle ! La cantatrice irlandaise semble idéale dans l’union indispensable de l’agilité et de la consistance du timbre, constituant la voix de « soprano dramatique d’agilité », selon l’expression consacrée. On apprécie son aisance dans les vocalises quelque peu “décoratives” (comme dans l’air concédé par Donizetti à la célèbre Fanny Tacchinardi Persiani lors de la production parisienne, et destiné à devenir le morceau le plus connu de l’opéra), aussi bien que dans les ornementations plus dramatiques de la folie. Une telle maîtrise du souffle et de la technique — car les piani sont pulpeux et timbrés — fait pardonner la tendance du suraigu à s’amincir ou à se durcir un peu parfois. Une petite réserve qui n’entame guère le plaisir de découvrir une Linda toute de fraîcheur et de charme.
Dès que Carlo di Sirval ouvre la bouche, on est agréablement surpris et séduit : on a en effet l’habitude —et donc toujours un peu la crainte— de découvrir dans ce rôle, une voix (trop) légère de ténorino excellant dans la vocalise rossinienne mais ne convenant pas pour autant pour l’élan romantique donizettien. Roberto Iuliano offre donc une belle voix qui a du corps, chaleureuse, et aux beaux reflets un peu cuivrés. Evidemment de telles voix posent le problème de la maîtrise dans ces délicates mélodies, mais ce ténor surprend également à ce titre, épousant la ligne vocale avec une ferveur mesurée et de beaux piani. On passera donc sur quelques problèmes de justesse, notamment dans l’ensemble a cappella du troisième acte, dans le finale du même acte, ou dans l’aigu couronnant la stretta conclusive du duo avec Linda — qui ne s’en tire pas tellement mieux — à l’acte II, ainsi que sur les aigus puissants mais parfois « mats », ayant tout à coup perdu éclat et brillance.
Son grand air du II, (magnifié à la Scala par un Alfredo Kraus qui le bissa !) a dû être enregistré lors de la seconde représentation, le dimanche après-midi, car l’on en entend au loin, durant la scène qui précède, un son de cloches bergamasques, avec cette typique tonalité grêle des bronzes d’Italie, curieusement au moment où Carlo se lamente de « l’imeneo » forcé par « l’orgogliosa madre », sa mère, la marquise di Sirval ! S’il évite le suraigu attendu en fin d’air, il réussit un bel aigu piano mais timbré et sonore, et se rattrape, en quelque sorte, plus loin avec un autre aigu — pas si courant mais d’un bel effet dramatique — couronnant l’énergique cabalette finale du duo avec le Prefetto (acte III). Dès qu’il émet en force, la voix risque de lui échapper, mais ses nuances n’en sont pas moins remarquables, redisons-le, pour une voix aussi pleine et puissante à contenir, et qui doit de plus épouser la difficile ligne de chant donizettienne, mariant la délicatesse à l’élan et la passion du Romantisme.
Antonio, père noble s’il en est, et bel exemple de « baryton grand seigneur » donizettien est Giuseppe Altomare, à l’ample et chaleureuse voix, impressionnante au point de faire penser à une basse. On l’attend non seulement dans sa romance, chantée avec une belle délicatesse, mais dans deux passages particulièrement poignants. Mis au courant par le Prefetto des visées lubriques du marquis sur Linda, il a une tirade avec ce ralentissement propre à Donizetti qui doit donner la chair de poule : « Perchè siam nati poveri / ci credon senza onor ! — Parce que nous sommes nés pauvres, ils nous croient sans honneur », et dans laquelle Giuseppe Altomare fait bien éclater la noblesse du personnage. De même, lorsqu’il découvre sa fille bien installée dans la maison du Visconte, c’est avec toute la douleur d’un père qu’il fait vibrer l’intense phrase « L’elemosina a suo padre, l’e-lemo-si-na, / la mia figlia non può far. — l’aumône à son père / ma fille ne peut faire l’aumône à son père ». D’ailleurs la noirceur de son timbre est telle, qu’elle rivalise avec celle du Prefetto, au point que l’on se demande qui chante !
Maurizio Leoni est un fort correct et spirituel Marchese di Boisfleury, dominant le chant syllabique typique des rôles bouffes traditionnels.On peut regretter sa voix un peu « verte », le personnage gagnant en truculence grinçante avec un baryton bouffe d’âge, à la Renato Capecchi, idéal dans le genre.
Le Pierotto de Chiara Chialli révèle un medium pâteux et consistant, entouré d’un grave impressionnant et d’un bel aigu limpide. Par contre la sonorité de sa vieille, entre harmonica et accordéon, n’est pas une réussite. On ne sait trop quel instrument fut utilisé par Donizetti, mais au moins les reprises antérieures offraient un son insolite et quelque peu mystérieux, et n’évoquaient pas comme ici, l’atmosphère de cabaret complètement hors de propos.
Simone Del Savio prête son beau velours de basse au ministre religieux nommé « Il Prefetto ». La confrontation de son timbre pourtant ample avec celui d’Antonio, plus noir bien que baryton, est étonnante. Du reste la coupure du da capo ou reprise de la stretta finale de leur duo n’aide pas à se rendre compte si Donizetti avait raison de penser qu’il y avait atteint l’impact du fameux « Suoni la tromba » de I Puritani.
Le personnage en retrait de Maddalena possède l’avantage d’être animé par la jolie voix de Alessandra Fratelli, tandis que l’Intendant est l’efficace Livio Scarpellini.
Les chœurs bergamasques délaissant leur Teatro Donizetti en faveur du « Sociale » retrouvé, atteignent la fraîcheur très “somnambulesque” caractérisant leurs interventions.
Le chef d’orchestre Vito Clemente propose une direction intéressante, laissant dans l’ensemble respirer la musique ; certaines petites finesses lui échappent comme l’irrésistible ralentissement donizettien dans la charmante cabalette finale Carlo-Linda, et il faut d’autre part supporter certaines accélérations intempestives dont nous allons reparler. Il aborde bien l’ouverture — l’une des plus belles de Donizetti — rendant la poésie du passage lent (constituant le prélude originel avant que l’on demande une ouverture à Donizetti), et animant d’une belle urgence les motifs suivants, non plus trop « mous » comme on les entend souvent, mais davantage tragique par la vivacité qu’il leur insuffle. Il est dommage que cela débouche sur un galop final endiablé, sacrifiant ainsi à la mode-manie actuelle d’aller vite, de précipiter la musique, croyant ainsi faire dramatique. Le problème atteint son paroxysme dans les passages bouffes du marquis en chant syllabique, rendus avec une vitesse, une sécheresse inouïes. De même, la pauvre « marcetta », petite marche sympathique et tellement donizettienne, du cortège du mariage passant sous les fenêtres de Linda devenue folle, est rapide, sèche, carrée et cassante : on est loin de la souple bonhomie souriante que seul le Maestro Gavazzeni savait lui insuffler !
Un autre problème, peut-être non imputable au seul chef d’orchestre, est celui des coupures, bien souvent présent même à Bergame, chez Donizetti (et en ce Teatro Sociale, l’âme romantique du Maître, planait peut-être d’autant plus que, non loin de là, dans la basilique magnifique, repose ce qu’il était d’humain…). Ces coupures concernent les da capi ou reprises des mouvements conclusifs des duos, mais on a eu la pudeur (ou l’honnêteté) de ne pas les couper systématiquement. Par contre, exécuter ainsi les reprises de certaines strettes finales de duos-moments-forts fait regretter de ne pas tout entendre, comme c’est écrit dans la partition. On retient donc cet “allègement” comme inutile, non seulement par principe… donizettien, ou simplement par respect pour la musique, mais parce que des mélodies aussi aimables, voire charmante dans l’expression du drame, ne fatiguent pas, et comme la firme avait pris le parti de diffuser l’opéra en trois disques, qu’étaient-ce que dix minutes de plus pour le plaisir et la satisfaction d’entendre l’œuvre dans son entier ? Pourtant, cette « concertazione », à défaut de servir toujours la poésie romantique de Donizetti, en souligne toute l’éternelle fraîcheur et participe fortement à la réussite de l’ensemble.
Yonel Buldrini
[1] Donizetti supprima en effet curieusement la cavatine lente précédant la cabalette finale de l’acte II, rendant l’accès de folie moins rêveusement romantique, mais plus soudain, plus poignant et tragique.