La salle n’était pas pleine ce vendredi pour assister à la reprise luxembourgeoise du spectacle initialement monté à Lille en 2019 et co-produit également par le théâtre de Caen et l’opéra-ballet des Flandres. L’œuvre n’est guère connue du grand public, par ailleurs peu habitué au mélange des genres, malgré le caractère cosmopolite de la ville.
Monter The Indian Queen reste donc un défi de taille, tant l’œuvre recèle de pièges. Il y a tout d’abord la forme : un semi-opéra, c’est-à-dire en fait une pièce de théâtre agrémentée de fragments musicaux, sous la forme d’intermèdes orchestraux, de morceaux chantés et de chœurs, mais dont toute la trame dramatique repose sur le texte parlé. Il y a ensuite que l’œuvre est incomplète, laissée inachevée par Purcell lorsque la mort le faucha dans la fleur de l’âge. Elle est bien entendu écrite en anglais, un très bel anglais du XVIIe siècle, qui comporte son lot de mots rares, de tournures littéraires, d’inversions surprenantes mais poétiques, de formules ou de raccourcis saisissants, tels qu’on en retrouverait chez Racine ou chez Corneille, sauf qu’elles paraissent ici moins familières. Et il y a enfin la trame, le récit, mêlant un exotisme un peu naïf, une intrigue politique et guerrière d’une rare violence et une rivalité amoureuse plus classique, propices à créer les situations tragiques recherchées et les sentiments intemporels qui résonnent encore à nos oreilles contemporaines.
Je renvoie tous les lecteurs avides de précisions sur ce livret à l’excellent article de mon estimé confrère Bernard Schreuders publié lors de la première de ce spectacle en octobre 2019 à l’opéra de Lille.
Toutes ces difficultés en ont rebuté beaucoup, mais pas l’audacieuse Emmanuelle Haïm, dont on connaît l’ardeur à triompher des obstacles, et qui a mis dans la bataille tout son enthousiasme, toute sa science, sa rigueur, et l’immense dévouement de ses troupes du Concert d’Astrée toujours prêtes à la suivre.
Le dispositif scénique imaginé par Guy Cassiers est fait de cinq écrans vidéo mobiles sur lesquels seront projetées des images pré-enregistrées des protagonistes du drame, joués par les mêmes acteurs (sauf Eve Matheson qui ne figurait pas dans le casting de départ et pour laquelle on n’a pas tourné de nouvelles images) mais en costumes d’époque ou tout le moins une interprétation baroque de ce que pourraient avoir été des costumes d’époque. Cela permet des gros plans de visages ou de détails significatifs. Ce ne sont donc pas à proprement parler des doubles des personnages, mais plutôt des avatars d’eux-mêmes, les héros qu’ils rêveraient d’être.
Par ce dispositifs subtil, Cassiers parvient à réunir sur la même scène les trois dimensions que sont le réel (les acteurs à l’avant-scène), l’imaginaire (les personnages sur écrans) et le symbolique, incarné par les chanteurs, ceux à qui Purcell a réservé ses plus beaux airs et qui interviennent un peu en marge de l’intrigue, pour en faire le commentaire ou pour se faire l’interprète d’une émotion particulière.
A d’autres moments, ces mêmes écrans diffusent des photos prises en zone de guerre, certaines agrandies aux limites de l’abstraction, donnant une dimension contemporaine inattendue.
Les acteurs à l’avant-scène, tous sobrement vêtus de noir et équipés de micros déclament le magnifique texte de Dryden, laissant les interventions chantées à des caractères secondaires, le plus souvent des allégories, des demis-dieux ou des archétypes, mais dont les interventions sont bien entendu l’écho des sentiments mis en lumière par le drame. Ces acteurs, issus des meilleures troupes britanniques, forment une équipe très homogène, rompue aux techniques dramatiques qui permettent d’exprimer les sentiments les plus forts sans jamais dépasser les limites de la voix, qui font jouer les corps ou les mains autant que les visages et donnent à tous une vraie leçon de théâtre.
L’ensemble du spectacle sollicite beaucoup l’intelligence du public et fait alterner des moments d’humour ou de détente – comme par exemple lorsqu’un personnage communique avec son avatar par sms – avec les scènes les plus tragiques, tout à fait dans l’esprit de Shakespeare, avec poésie et émotion. Il donne énormément à voir, à entendre et à réfléchir à des spectateurs plutôt mal préparés pour la plupart d’entre eux, mais qui ne demandent qu’à se laisser convaincre. Reste que le spectacle dans son ensemble est le plus souvent plongé dans la pénombre, nimbé des couleurs les plus sombres, obligeant le spectateur à écarquiller les yeux pour percevoir les détails. L’impression générale est celle d’une proposition assez touffue avec quelques longueurs, pas toujours facile à suivre, relativement lente et statique hormis les parties musicales, de toute beauté, tant la musique de Purcell, ici dans sa dernière année, recèle de subtiles richesses mélodiques, d’efficacité dramatique, de pureté, de simplicité confondante et de modernité.
Les troupes du Concert d’Astrée, orchestre et chœur réunis, livrent une performance remarquable, sans fatigue aucune malgré les trois heures de spectacle. La richesse des propositions instrumentales, leur diversité et le soin apporté à leur réalisation sont tout simplement exceptionnels. Les solistes du chant, tous membres du chœur du Concert d’Astrée, n’ont pas toujours beaucoup de puissance pour remplir la large scène du Grand Théâtre, et certaines de ces voix sont encore un peu vertes pour assumer des rôles de soliste, mais cela ne gêne guère vu l’ampleur limitée de leurs interventions ; tous les moments intenses du drame sont portés par les acteurs qui eux sont dûment munis d’un système d’amplification très efficace.
Cette ambitieuse production remportera néanmoins un grand succès auprès du public présent, qui aura certainement découvert une œuvre grâce au travail passionné et très soigné de chacun.