© 2022 ROH Ph by Clive Barda
Alors que la bataille du blackface fait rage, Covent Garden propose une nouvelle reprise d’Otello affichant pour la première fois un chanteur noir dans le rôle-titre et chantant donc sans maquillage. Le fait pourra sembler anecdotique à une partie de nos lecteurs, mais la publicité faite autour de l’événement aura sans doute permis d’attirer vers le théâtre londonien un certain nombre de spectacteurs qui ne l’avaient jamais fréquenté précédemment, soit par curiosité, soir par solidarité avec l’interprètre principal. On pourra toutefois objecter qu’Otello est un maure, c’est-à-dire plus vraisemblablement un berbère qu’un originaire de l’Afrique subsaharienne, et qu’en conséquence Russel Thomas n’est pas plus le personnage de Shakespeare que ne peut l’être un européen, maquillé ou pas. Ces considérations communautaires, très prégnantes dans les pays anglo-saxons, nous semblent toutefois moins intéressantes que la question de la qualité de l’exécution musicale et dramatique, qui se révèle de grande qualité.
© 2022 ROH Ph by Clive Barda
Davantage ténor lyrique que dramatique, Thomas a pour lui un timbre de bronze qui sied au rôle, avec une belle homogénéité sur la partie centrale de la tessiture, et de beaux graves. Le haut médium est bien timbré, dense. Seul l’extrême aigu nous a semblé un peu moins puissamment projeté, insuffisamment brillant : les notes sont là, sans tension (contre-ut de l’acte III y compris), mais légèrement en arrière. Le chanteur sait également parfaitement alléger la voix quand il le faut. Son « Dio! Mi potevi scagliar », alternant rage et retenue, est un modèle du genre. La caractérisation dramatique est classique, mais superbement rendue, grâce à une indéniable présence scénique. Christopher Maltman (Iago) dispose de la voix la plus puissante du plateau. Si la tessiture du rôle ne lui pose aucun problème, plusieurs notes (essentiellement dans le médium) sont toutefois attaquées trop bas, parfois remontées dans la foulée à la bonne valeur. Le baryton britannique impressionne surtout par son interprétation, plutôt fine, quand la mise en scène originale poussait à la caricature. Lauréat du Lieder Prize au Concours Cardiff Singer of the World en 1997, le chanteur sait ainsi exprimer par son chant toutes les nuances du texte. La voix d’Hrachuhí Bassénz manque un peu de projection mais captive par la beauté de son timbre et la profondeur de son médium (on pense, lointainement, à la Desdemona de Katia Ricciarelli en ces mêmes lieux). Dramatiquement, le soprano arménien renouvelle l’interprétation traditionnelle : loin d’être une oie blanche trop passive, sa Desdemona exprime puissamment ses émotions, avec à l’occasion des accents véristes bienvenus. Sa Chanson du Saule, et surtout son « Ave Maria », sont de vrais moments de grâce. Voix claire et claironnante, musicalité et présence scénique : le Cassio de Piotr Buszewski ne passe pas inaperçu et on peut parier que ce chanteur saura défendre les premiers rôles dans quelques années. Membre du Jette Parker Young Artists Programme (académie maison de jeunes chanteurs), le ténor urugayen Andrés Presno (Roderigo) dispose également d’un beau potentiel. Monika-Evelin Liiv est une Emilia de grande classe, avec une belle voix, bien projetée, et capable d’une authentique interprétation dramatique. On s’étonne toutefois de ce gros champignon qui lui est poussé sur la tête.
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Nous avions eu l’occasion de commenter la mise en scène de Keith Warner à l’occasion de la prise de rôle de Jonas Kaufmann : avec l’habitude, certaines de nos réserves initiales passent finalement au second plan. Il faut surtout saluer la qualité de la reprise effectuée par Isabelle Kettle, que nous avons trouvée supérieure à l’original. Le travail sur chaque personnage, du premier rôle aux figurants en passant par les artistes du choeur, est remarquable de précision, le plateau constamment occupé, sans effet de défocalisation sur l’essentiel. Dans une forme remarquable, les chœurs du Royal Opera offre une prestation de très haut niveau. On sera plus réservé sur les voix d’enfants, qui semblent davantage venir d’une école voisine que d’une maîtrise. A la tête de l’orchestre maison, parfois un peu trop sonore pour le plateau, Daniele Rustioni offre une direction théâtrale, précise et contrastée, avec en particulier un beau travail sur les cordes (nous avons rarement entendu les contrebasses produire de tels effets dramatiques). L’ouvrage est donné dans sa version intégrale originale, sans les coupures classiques aux actes II (dans la cérémonie en l’honneur de Desdemona) et III (dans le grand concertato).