Il a de la santé, ce meunier ! Vocalement, tout au moins, et rien ne lui est impossible. Mais cette grande voix, il a la modestie de la tenir sous le boisseau. Il est sûr de ses graves, charnus et solides, mais il les éclaire de toute une palette de notes hautes, souvent en voix mixte. Il est viril et tendre, sincère et délicat, il est large d’épaules mais il ose montrer ses fêlures. C’est un costaud, mais raffiné, un haltérophile qui fait de la broderie.
Konstantin Krimmel sait qu’avec sa stature il doit incarner un autre personnage que le traditionnel amoureux transi, berné par une impertinente meunière, entichée d’un chasseur qu’elle trouve plus fringant. Dans un texte astucieux, il décrit son meunier comme un enfant du siècle, spleenétique et suicidaire, un grand dépressif « dont le monde émotionnel est déréglé ». Le maître-mot de ce cycle de lieder, c’est, dit-il, «souffrance », ce que le mot allemand, das Leide, traduit par ses seules sonorités.
Mais ce qu’on entend tout d’abord , c’est l’allégresse des départs (« Das Wandern ») et on admire cette manière d’alléger la voix, d’illuminer le timbre et ces très jolis ornements que le baryton ajoute ici et là, pour indiquer l’insouciance du garçon.
Quelques premiers signes d’inquiétude passent déjà fugitivement dans « Wohin ? », et le piano ductile de Daniel Heide suggère les miroitements de l’eau du Bächlein, du ruisseau qui sera le confident du marcheur. Exercice très intéressant de comparer La Belle Meunière de Krimmel avec celle d’Andrè Schuen : enregistrée au même endroit avec le même pianiste, elle est d’un climat tout différent. Dans ce « Wohin ? » Andrè Schuen dessine un meunier juvénile et bravache, extraverti et sûr de soi. Krimmel, lui, par ses demi-teintes, ses passages virtuoses en voix mixte (et un tempo moins allant) fait planer une brume d’incertitude au dessus du ruisseau volubile.
L’impalpable brisure
Aussi transparente que celle du ruisseau, la voix s’allège encore pour un « Danksagung an der Bach », d’une beauté enivrante. Les couleurs de la voix, la délicatesse de touche, le timbre éthéré, l’impalpable brisure déjà, on est au plus près de l’âme du meunier, de Schubert sans doute aussi.
Il a des sursauts fanfarons, bien sûr, ce meunier, il se voit en conquérant, et Krimmel peut sortir toutes les rutilances de sa voix pour le fier « Am Feierabend » et cambrer la ligne musicale pour « Ungeduld » (Impatience) en posant des aigus d’une jeunesse radieuse sur « Dein ist meln Herz ».
Mais la rechute n’est jamais loin, ce qu’il décrit justement comme « une montagne russe d’émotions ». Et voilà l’interrogation riche d’espoir de « Der Neugierige » (la voix se fait candide), le charme fondant de « Morgengruss » (comment la meunière pourrait-elle résister à ces accents à la fois suaves et dorés, d’une pureté adamantine ?), voilà le charme exquis, raffiné de « Des Müllers Blumen », qu’illuminent des vocalises lumineuses.
L’intimité, la pudeur
N’importe, c’est en vain que le meunier aura déployé les trésors de sa sensibilité. La belle s’en moque. Krimmel fait là des prodiges de limpidité et les couleurs de la voix resteront identiques pour l’enchaînement troublant ménagé par Schubert entre « Des Müllers Blumen » et « Tränenregen » (même tonalité, même mesure) : les larmes de rosée que le meunier croit voir sur les fleurs annoncent les larmes qu’il versera et qui troubleront la surface du ruisseau. « Il va pleuvoir, je rentre à la maison ! » traduira la cruelle. Lied strophique où d’une reprise à l’autre Krimmel s’offre le plaisir de menues variantes, d’infimes ornements, d’un goût parfait, sans jamais s’éloigner du ton d’intimité, de pudeur, de la douleur secrète qu’il confère à ce lied au centre exact du cycle.
Mais voilà que la meunière lui a concédé quelque chose, allez savoir quoi, un sourire peut-être. C’est le brio d’une technique sans faille qui se joue des notes piquées du jubilant « Mein ! », toute pétulance vocale dehors, démonstration extravertie de virtuosité, de concert avec le piano caracolant de Daniel Heide, ce même piano qui sitôt après suggèrera les sonorités de vielle de « Pause ».
Un lyrisme naturel
C’est le frisson du bonheur qui passe, le meunier est aux anges, il se croit vainqueur de la dame et n’en revient pas. Il suspend au mur son luth qui ne sait chanter que le malheur. Occasion pour le baryton clair qu’est Konstantin Krimmel de montrer son lyrisme naturel, la clarté de son registre supérieur, et aussi sa versatilité : dans ce lied aux atmosphères très changeantes, il passe de l’élégie à l’inquiétude, de notes presque détimbrées à d’autres, puissantes, incisives.
Et puis, et puis…Tout se complique à partir du quatorzième lied : apparaît « Der Jäger », un chasseur vers lequel la meunière incline sérieusement.
Grande volte-face vocale : de suave, et parfois presque melliflue, la voix va se faire hardie et cavalière (évidemment) pour évoquer ce rival imprévu, puis âpre, dardée, métallique, pour le sarcastique « Eifersucht und Stolz ».
Le vert obsédant
Ensuite il ne restera de place que pour la douleur et la mélancolie. Et pour cette couleur verte omniprésente dans les poèmes de Wilhelm Müller qui enthousiasmèrent tellement Schubert qu’il déroba le livre sur la table d’un ami après les avoir feuilletés….. Le vert du ruban qui suspend le luth, le vert de l’habit du chasseur, le vert qu’aime tant la meunière, le vert de l’herbe sous laquelle le meunier aspire à reposer….
Tour à tour lancinant dans la berceuse quasi morbide qu’est, posée sur le glas obsédant du piano, « Die liebe Farbe » (la couleur aimée), révolté et héroïque dans « Die böse Farbe » (la couleur méchante) avec des pointes quasi violentes (et toujours cette articulation précise qui utilise la moindre consonne), Krimmel va se faire contemplatif dans « Trockne Blumen », lied suspendu, hanté par le désir de mort, par le désespoir, par l’hiver des sentiments. Puisqu’aussi bien ce voyage sentimental qu’est Die schöne Müllerin est un autre voyage d’hiver.
Se confondre avec l’eau
La romance consolatrice, si belle, qu’est « Der Müller und der Bach », dialogue entre le malheureux et la rivière (écouter Sofronitzki jouant la transcription qu’en fit Liszt), amènera à la berceuse que le ruisseau chantera au meunier couché près de lui. Seules consolations, l’apaisement du repos, l’acceptation du malheur, sur le rythme obsessionnel imposé inlassablement par le piano, Krimmel les chante avec une infinie simplicité, s’effaçant lui même, assez loin de la voluptueuse sophistication d’Andrè Schuen.
Aucun maniérisme chez Konstantin Krimmel. Ce repos du meunier qui ressemble à la mort, il l’évoque, comme ses amours déçues et ses rêves envolés, avec une modestie, une pudeur, une gravité, une simplicité de moyens, très émouvantes. Aucune surexpressivité. Pas d’effets dans sa lecture dont les beautés apparaissent de plus en plus au fil des écoutes successives. Comme la profondeur de son approche d’un cycle à la richesse évidemment inépuisable.