Avec la proposition de Krzystof Warlikowski dans le cadre du festival d’opéra estival de Munich, nous ne sommes pas en 30 après J.-C. en Galilée mais dans une demeure bourgeoise juive de la Mittel Europa au début du siècle, plus exactement dans la bibliothèque du riche Juif maître des lieux, Hérode. Il donne une soirée où se pressent étudiants orthodoxes aux longues mèches loubavitch enroulées sous leur chapeau, sans doute se reposant de leurs recherches à la Jeschiwa Chachmei de Lublin, accompagnés d’une famille (apparemment errante) avec valises et manteaux sur le dos et d’autres invités, des habitués élégants. Les soldats, nazaréens et autres personnages du drame straussien sont ainsi devenus des membres du clan ou des connaissances, toujours prêts à la controverse théologique.
Au tout début, un ami de la famille, Narraboth (le superbe ténor Evan LeRoy Johnson aux couleurs et timbre luxueux), jouant une scène curieuse avec le Page (la talentueuse Christina Bock), chante tristement déguisé en veuve, alors qu’il se fait dépouiller de ses bijoux par un personnage grotesque incarnant le Juif des caricatures antisémites habituelles – soit exactement une scène de « Monsieur Klein », le film de Joseph Losey. Ce ne sera pas la seule référence cinématographique de la soirée, citons « Festen » (Salomé plus tard sous la table du banquet de shabbat a sans doute été abusée par Hérode) ou « Portier de nuit » de Liliana Cavani pour les rapports troubles entre bourreaux et victimes.
Nous voilà avertis ; ce milieu juif éclairé (dont les étagères de la bibliothèque s’affaissent avec des livres entassés, apparemment inutiles) se moque des quolibets et haines dont il fait l’objet. Il a tort évidemment, nous dit Warlikowski : un ennemi gronde en coulisses, c’est Jochanaan, (il est censé être dans la prison dont les barreaux visibles affleurent sous le plateau). Le prophète, qu’on verra donc refuser de céder aux avances de Salomé, annonce l’existence d’un Messie terrible et menaçant dont on se demande rapidement s’il ne s’agit pas d’Adolf Hitler. On mesure vite le malaise induit par la relecture du mythe tout à fait désacralisé ici par le metteur en scène polonais (il est vrai que la concurrence est rude entre stars du même tonneau, habitués de nos scènes opératiques et menant désormais bien des chefs d’orchestre à l’abdication).
Quand Jochanaan apparaîtra plus tard, cigarette à la main, c’est plus à Demis Roussos, qu’au terrible prophète biblique que Wolfgang Koch (en petite forme) nous fera penser. La faute à un costume ridicule fait d’un chandail troué bleu roi informe et à une voix qui résonne peu, presque ordinaire ce soir-là, sans ampleur ni style.
Camilla Nylund, incarnant une Salomé plutôt star hollywoodienne des années 30 en robe rouge et perruque noire, n’a plus tout à fait la vocalité requise (on attend souvent en vain la stridence, les aigus acérés, la vaillance infatigable et même l’amplitude) et elle se trouve parfois en difficulté. Elle n’est guère aidée par les choix de la mise en scène, qui la condamnent à divers roulements par terre, courses, et autres gesticulations, et à une danse des voiles absurde (en robe de mariée avec un vieux danseur portant le masque de la mort. Strauss attendra encore la deuxième danseuse qu’il souhaitait). Mais son total engagement, l’activisme dément auquel elle se soumet entièrement – imposé par le metteur en scène – impressionnent. Elle récolte les acclamations méritées du public après la longue et éprouvante scène finale où elle jette toutes ses forces et tout son talent dans la réaffirmation implacable de son désir (« Ich habe deinen Mund geküsst ») face à un Hérode (Gerhard Siegel littéralement à bout de souffle) qui ne fait vraiment pas le poids. Certes le personnage doit être veule, mais il est ici un peu trop dépassé.
On a compris : Salomé voulait l’amour, le vrai, et elle est sacrifiée pendant qu’on se chamaille sur des vétilles et des points de dogme. Tuer Jochanaan ne suffira pas et son bourreau distribuera à la fin du spectacle du poison à tous les convives, qui s’empresseront de l’avaler pour un suicide collectif qui met très mal à l’aise. Voudrait-on nous dire que les Juifs sont responsables de leur destin atroce qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Une jolie fresque médiévale d’un bestiaire avec nombre de créatures imaginaires (une projection des fantasmes de l’amoureuse rejetée et une évocation des rêveries d’anciens sages hassidiques, inspirée des fresques de la synagogue de Chodorow) évoluant en fond de scène grâce à la vidéo n’y changera rien.
Dans la fosse, le chef François-Xavier Roth n’a pas oublié le commandement straussien de traiter la partition comme si c’était de « la musique de fées » et du « Mendelssohn ». Il nous régale à chaque instant, qu’il déchaîne l’orchestre ou qu’il soigne tous les détails et moments afin de faire briller une orchestration magnifique. Le vrai désordre, la tendresse rare, les éclaircies divines viennent bien d’un très bel orchestre manifestement entraîné dans sa vision.