Et si Tristan et Isolde ne s’aimaient pas vraiment, et partageaient simplement un intense désir commun d’en finir ? C’est ce qui semble être l’idée de départ de cette production de Krzysztof Warlikowski, créée ici-même il y a deux ans. Idée appauvrissant évidemment le mythe, et dont l’exécution est très imparfaite, pour ne pas dire ennuyeuse. L’acte I est assez plat : un couple bourgeois se déteste mais se trouve réunit sous l’effet du LSD qui leur fait voir le papier peint avec une profondeur et une intensité insoupçonnée. Ils chercheront ensuite à reproduire ce paradis artificiel de façon définitive à l’acte II, le plus réussi. Notamment dans la distance que s’imposent les deux amoureux, ne se prenant dans les bras l’un de l’autre qu’en présence du roi, alors que seuls, ils ne faisaient que chercher leurs mains, assis chacun dans un fauteuil. Image la plus marquante du spectacle et tout à fait fidèle à cette histoire d’amour dans laquelle les protagonistes entretiennent inconsciemment leur passion dans l’évitement permanent. Même histoire sur la vidéo projetée : le couple dans une chambre d’hôtel, allongé sur un lit, se touchant à peine les mains ; chambre inondée par la puissance de leur union, et se quittant dans un ultime sourire tandis que les chanteurs s’enlacent enfin pleinement dans la mort à l’avant-scène. Quant à la tablette qu’ils posent devant eux pendant le duo et dont Melot se saisit comme preuve de leur trahison, elle contient sans doute des pilules de poison, les mêmes qui les séparent sur le lit, telle l’épée dans le mythe. Autour d’eux, Brangäne est la bonne copine qui connait un bon dealer, Marke le père moralisateur (la drogue c’est mal) et Kurwenal le psychanalyste de Tristan.
A côté de cela, beaucoup de signes parasites ou contradictoires : une danse de pantins de crash test dont l’un semble soutenir l’autre pendant le prélude, pantins qui reviendront tendre les épées pour le duel, puis doubleront de façon anticipée les personnages au dernier acte, au milieu d’une floppée de pantins enfants à la table desquels Tristan vient s’asseoir. Miroir de l’issue tragique de ce crash amoureux ? Karéol le foyer bourgeois et ennuyeux de Tristan ? la famille qu’il fuit ? Celle qu’il aurait pu avoir avec Isolde ? Libre à chacun d’interpréter : la copie du divan de Freud à l’avant-scène le rappelle. Isolde qui joue avec l’interrupteur au début du second acte puis éteint la lumière en regardant Tristan blessé avec mépris : transposition moderne vraiment prosaïque du refuge nocturne. Le marin en slip et déguisé en Tristan, ou cupidon aux yeux bandés, que Brangäne vient soigner pendant le récit d’Isolde, comment dire ?
Heureusement les satisfactions musicales sont plus nombreuses. Un mot pour les excellents ténors seconds rôles (Melot et le marin notamment). Passons ensuite sur la Brangäne criarde de Jamie Barton, qui devient pourtant enfin touchante et bien chantante dans les avertissements puis les supplications finales. Saluons le talent intact de diseur de Wolfgang Koch qui sauve ses interventions à l’acte III, tout en regrettant qu’il soit inaudible avant. Reconnaissons que René Pape n’a plus la puissance d’autrefois, mais que le timbre reste somptueux et la ligne parfaite : son monologue a le charme intime d’un long lied.
Stuart Skelton est un Tristan au timbre sublime, à l’émission élégante et juste et qui, contrairement à Aix, tient jusqu’au bout de la représentation. Bien sûr il s’économise à l’acte I, et même encore un peu trop pendant le duo : on aimerait plus d’emportements et de sensualité, mais c’est finalement assez cohérent avec la direction d’acteurs. Toute cette énergie retenue semble se déverser, libérée par l’absence d’Isolde, dans des monologues torrentiels et néanmoins parfaitement maitrisés. On regrettera surtout la petite bouteille pas très discrètement sortie du Chesterfield pour se désaltérer entre deux déclarations passionnées.
Les Anja se succèdent et ne se ressemblent pas, Anja Kampe est à un niveau d’excellence constant et assez bluffant pendant tout le spectacle. De l’Ortrud vociférante n’ayant pas peur des cris, à la Sieglinde incandescente aux aigus ronds et suaves, le grand écart est vertigineux sur toute la tessiture. Etonnant enfin son Liebestod : loin de l’habituelle course à la résolution de l’accord initial, plutôt une balade sereine proche de la berceuse, à l’intensité constante, comme si toute la fièvre avait été dissipée avant, quand elle croyait encore pouvoir sauver Tristan.
L’orchestre du Bayerische Staatsoper est lui à son meilleur sous la direction de Lothar Koenigs. Fabuleux de précision, de poésie et de colorations, la chair de poule nous vient dès l’ouverture, les volumes et l’énergie sont à la fois irrésistibles et canalisés (le début du duo). On critiquera seulement les différents plans sonores qui sont parfois un peu confus (l’arrivée en Cornouailles) ou les moments dramatiques qui manquent d’urgence (les arrivées de Marke), renforcés par une direction d’acteurs qui cherche décidemment plus à signaler des intentions qu’à construire le drame.