Raconter une histoire, ce n’est pas compliqué, disait au temps de Gérard Majax le générique d’une émission télévisée. Encore faut-il avoir des talents de conteur. Dans L’Or du Rhin, premier épisode du cycle Der Ring des Nibelungen, c’est au chef d’orchestre d’endosser le rôle du narrateur. A lui de dresser l’inventaire des leitmotivs qui jaillissent et s’entrelacent au gré du récit, à lui d’imager les scènes épiques qui jalonnent le récit, à lui de dessiner d’un trait assuré des personnages appelés pour la plupart à intervenir de nouveau dans les épisodes suivants. Le chef d’orchestre est la clé de voûte d’un édifice lyrique de quatre étages, l’Atlante sur lequel repose le poids du monde fantastique imaginé et mis en musique par Richard Wagner. Faut-il développer davantage pour aider à comprendre le rôle joué par Yannick Nézet-Seguin dans le triomphe du concert proposé par le Théâtre des Champs-Elysées ce samedi (à une heure – 18h30 – idéale pour qui aime prolonger la soirée par un repas plutôt que de gagner un lit dans lequel, agité par l’excès d’émotions, il ne parviendra que difficilement à trouver le sommeil).
Soirée triomphale donc, malgré ou grâce à l’absence de mise en scène ? Baste ! … A quoi bon rouvrir une vieille blessure ? Si Wagner est un dieu, alors l’actuel directeur musical du Metropolitan Opera est l’un de ses prophètes. De l’accord initial de mi bémol majeur maintenu cent trente-six mesures, émerge un univers dont on assiste à la naissance, émerveillé, sans se poser davantage de questions sur la portée métaphysique de l’œuvre. Une lecture au premier degré durant laquelle l’auditeur redevient cet enfant captivé, qui n’aime rien tant que les contes de fée, les histoires de dragon et de nain maléfique. Avec ses cuivres glorieux, ses bois veloutés et son tissu souple de cordes, le Philharmonique de Rotterdam offre à son chef honoraire une palette dont les contrastes autant que les couleurs servent le propos. La lumière, la fluidité d’un discours qui a pu en d’autres directions paraître bavard, la jeunesse d’une battue vive mais non précipitée sembleraient-elles aussi manifestes sans le renfort de l’orchestre ?
Idem pour les artistes qui se fondent dans cette approche narrative avec une telle évidence qu’il semble impossible de dissocier le chanteur de son personnage. C’est vrai de Stephen Milling, qui a la taille d’un géant, Fasolt taillé dans un bloc de granit, massif, puissant, auquel il aurait fallu un Fafner plus imposant et plus venimeux que Mikhail Petrenko pour un meilleur équilibre de la fratrie. C’est vrai de Michael Volle, une fois passé le salut au Walhalla, dont l’interprétation de Wotan serait qualifiée d’arrogante et de suffisante s’il s’agissait non d’un opéra mais d’un débat présidentiel, fauve royal à la crinière d’argent, au phrasé de Liedersänger, qui sait cependant rugir les notes lorsqu’il lui faut faire acte d’autorité. C’est vrai de Samuel Youn dont la voix comme la gestuelle épousent au plus près les intentions d’un Alberich portraituré à la limite de l’expressionnisme (quelques rires sardoniques seraient dispensables) mais jouissif de noirceur et de bile. C’est vrai de Gerhard Siegel, Loge glapissant à la projection cinglante tel un laser, veule, malsain mais si lucide. C’est vrai de Wiebke Kehmkuhl, Erda sculpturale, de Jamie Barton dont les ruptures de registre imposent une Fricka sensuelle et déjà acariâtre, de Christiane Karg, sous-distribuée en Freia tant son soprano lyrique embrase l’oreille, de Issachah Savage, Froh inépuisable déjà remarqué en Siegmund à Bordeaux, et de Thomas Lehmann dont l’appel au tonnerre est une page de poésie, en dépit d’un coup de marteau à côté de l’enclume. C’est vrai enfin des trois filles du Rhin Erika Baikoff, Iris van Wijnen et Maria Barakova, bien que cette dernière dépasse ses sœurs d’une tête, au propre comme au figuré.
D’une concentration remarquable durant le concert, comme si l’épidémie de Covid avait à tout jamais découragé de tousser de peur de se voir retirer illico son passe vaccinal, le public salue debout une performance que l’on pourra écouter sur France musique le 21 mai à 20h en attendant la suite de l’aventure, à la fréquence d’un épisode toutes les deux saisons, soit 2023-24 pour La Walkyrie.