Aura-t-on mieux écouté l’orchestre que dans cet Idomeneo, que Metz montait pour la première fois, sinon en studio ou en version de concert ? La distanciation a conduit au démontage des premiers rangs de fauteuils pour permettre aux cordes d’occuper leur place, les vents désertant le fond de la fosse pour se placer en avant. Le résultat est extraordinaire : la rondeur, l’articulation, les modelés des cordes sont un bonheur, et les bois, clairs et colorés ne le sont pas moins. Le continuo confié à une pianofortiste (la cheffe de chant Bertille Monseiller) est remarquable, réactif, inventif sans exhibitionnisme. Il faut dire que la direction de David Stern, grand découvreur d’œuvres baroques et classiques, fondateur et animateur d’Opera Fuoco, connaît son sujet. La direction qu’il imprime n’appelle que des éloges : la dynamique, l’attention portée au chant comme à chacun des pupitres nous valent un Idomeneo exemplaire de style. L’urgence dramatique s’y mêle au raffinement comme à la puissance qui culmine au dernier acte, après les passages surnaturels de tempête et d’invocation.
Serenad Uyar (Elettra), Krešimir Špicer (Idomeneo), Adèle Charvet (Idamante) © Luc Bertau – Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
Pour autant, jamais le chant n’est couvert, y compris au lever du rideau, lorsqu’Ilia traduit son agitation, son déchirement entre sa fidélité aux siens et son amour pour Idamante. Ce premier des récitatifs – où alternent le secco et l’accompagnato – et des airs, magistralement chantés par Amel Brahim-Djelloul, promet une belle soirée, ce qui sera le cas. « Zeffiretti lusinghieri », où elle exprime son amour, est d’une pureté confondante. Expressive, fraîche, lumineuse comme résolue, nous avons là une belle incarnation. L’Idamante qu’habite Adèle Charvet est singulier, dans la mesure où le rôle, écrit pour un castrat, est plus souvent confié à un ténor. Le caractère androgyne, loin de gêner, donne au fils d’Idoménée une jeunesse ardente. La voix, aux graves et au medium solides, use de toutes les expressions attendues. L’importance du rôle, équivalent à celui d’Idoménée, et ses exigences ne connaîtront pas la moindre faiblesse, vocale ou dramatique.
Serena Uyar est Elettra. La malheureuse fille d’Agamemnon, éprise d’Idamante, jalouse, puis croyant ses espoirs comblés, enfin désespérée (son air « D’Oreste, d’Aiace… ») est campée avec une rare vérité. Le timbre est riche, la fureur du « Tutte nel cor », l’espoir factice de « Idol mio » sont de grands moments, où notre tragédienne use de tous ses moyens, superlatifs.
C’est un Idomeneo de luxe qui nous est offert : Krešimir Špicer s’identifie idéalement au personnage. La vérité du chant et du jeu nous bouleverse. On connaît la voix puissante, et la riche palette expressive de notre héros, on redécouvre les infinies facettes de son chant : aigus pianissimo, projection, traits virtuoses d’un naturel confondant, un italien exemplaire. La majesté, l’humanité et l’autorité aimante sont au rendez-vous, comme l’émotion. «Fuor del mar » est splendide, à la fois douloureux, troublé par la tempête intérieure qui anime le roi, et d’une noblesse d’exception.
Le confident du roi, Arbace, que chante Sébastien Droy, ne tombe jamais dans la grandiloquence. Son chant et son jeu s’accordent remarquablement à sa fonction comme à son caractère, digne et sincère. Son admirable accompagnato suivi de l’air « Si cola ne’ fati è scritto », sobre, noble, généreux, est à noter. Des petits rôles, tenus par des chanteurs du chœur, retenons celui du grand-prêtre de Neptune, Bo Xin, qui assure sa mission avec noblesse et autorité.
Les récitatifs, essentiels, qu’ils soient secco ou accompagnés – les deux s’enchaînent fréquemment – sont passionnants, d’une expression forte, ce qui est rare pour l’ouvrage.
Le Chœur de l’Opéra-Théâtre, fort bien préparé par Nathalie Marmeuse, puissant, clair, homogène, se joue de tous les pièges de cette partition complexe et la vie dramatique qu’il ajoute, particulièrement aux derniers actes est essentielle.
La direction d’acteurs, qui semble faible durant le premier acte, se précise au second pour prendre sa pleine dimension dramatique au dernier. Rien de superflu, comme dans la mise en scène de Bernard Lévy, d’une sobriété ascétique, aux couleurs d’autant plus efficaces qu’elles sont rares. Le fond de scène rétroéclairé, se prêtera à des variations graphiques très esthétiques, animées au dernier acte. Mais c’est surtout le sol, sur lequel vont jouer les éclairages (Christian Pinaud), qui retiendra l’attention : un littoral maritime, formé des strates minérales aux tons changeants, sculptées par les vagues. Un rideau translucide limitera si besoin la profondeur de la scène. Au second acte, un panneau rectangulaire, véritable tableau contemporain, abstrait, au léger relief, de couleurs nacrées réduit l’espace pour l’entrée des prisonniers troyens. Rien d’anecdotique : un lustre, une chaise, un arbre stylisé au dernier acte, c’est tout. Céline Perrignon signe les costumes, modernes, sans appartenir à une époque précise ; ils ne distinguent qu’Idoménée, avec son manteau impérial, Ilia et Elettra sont en robe noire, portant respectivement le deuil de Priam et d’Agamemnon, Idamante en pantalon, avec un chandail, puis en manteau, Arbace, âgé, muni d’une canne, tiré à quatre épingles, est en costume de ville, le grand-prêtre se drape dans sa toge. Les artistes du chœur, souvent couverts, sont individualisés. Les entrées et sorties se font discrètement. La réussite est manifeste : toute l’attention se porte sur les protagonistes et leurs passions. L’émotion est bien là, juste, permanente, et ce spectacle est accessible à chacun, sans qu’il soit nécessaire d’en décrypter les intentions. Un grand moment.