C’est la seule reprise dans cette saison lyrique toulousaine, où l’on trouve par ailleurs six nouvelles productions, excusez du peu. La Femme sans ombre donc, imaginée par Nicolas Joël en 2006, et redonnée, sans ride aucune, par Stephen Taylor. Quelle heureuse initiative de reprendre une pièce trop peu donnée (sans doute parce que nécessitant cinq chanteurs hors calibre), et qui contient quelques pages du meilleur Strauss. Les Toulousains ne s’y sont pas trompés, qui ont massivement investi les sièges du théâtre du Capitole, attirés aussi sans doute par une distribution qui s’annonçait de haut vol, et qui s’avéra effectivement de très haute tenue. Attirés peut-être aussi par Franck Beermann, chef ô combien apprécié de ses musiciens et qui a commis dans la fosse du Capitole déjà de fort belles prestations (Wagner, Strauss et Smetana) ces dernières saisons. On le retrouve donc à la tête d’un orchestre pléthorique et pour tout dire débordant dans les loges ; le rendu de cette première est une fois de plus époustouflant. Il trouve dès les premières secondes les couleurs straussiennes, cette virevolte des accords, il dynamise les envolées lyriques, fait chanter les bois, mais aussi un somptueux violoncelle et un violon solo parfait. Faut-il redire qu’aujourd’hui la phalange toulousaine, dans tous les répertoires qu’elle aborde, n’a pas à rougir de la comparaison avec les plus prestigieuses.
Le décor imaginé par Nicolas Joël rend assez bien le conte féérique conçu, dans la douleur il est vrai, par Hugo von Hoffmannsthal. Tout se joue dans l’alternance entre l’étage supérieur, accessible par d’immenses escaliers, et les sombres tréfonds de l’atelier et du foyer du teinturier ; nous sommes alors dans la quasi obscurité, alors que plus haut, les lumières inondent l’espace. Lorsque, in extremis, l’Impératrice projettera enfin son ombre, la frontière entre les deux univers aura été effacée.
© Mirco Magliocca
Les seconds rôles, qui ont toute leur importance dans le déroulé de la pièce, sont très correctement pourvus : on ne pourra que louer l’engagement de Aleksei Isaev (le Borgne), Dominique Barberi (le Manchot), Damien Bigourdan (le Bossu), Thomas Dolié (le Messager des esprits) et Julie Goussot (le Gardien et la Servante). Aisance aussi et un entrain communicatif.
On attendait la prise du rôle-titre d’Elisabeth Teige qui s’empare là de son second rôle straussien après Chrysothemis l’an passé. La partie, notamment par le III, est d’une plus grande ampleur que celui de la sœur d’Elektra. Teige peine quelque peu à entrer dans le rôle au premier acte et ne se départira pratiquement jamais d’un vibratello, certes pas entièrement dérangeant mais parfois encombrant. En revanche rien à dire sur la technique infaillible, la beauté des aigus et la capacité à envoyer des suraigus assurés. Les menues réserves que nous apportons à une prestation d’une grande qualité d’ensemble devraient s’estomper, une fois oublié le stress de la première.
Ricarda Merbeth est quant à elle une straussienne chevronnée (une des rares à avoir chanté à la fois Chrysotemis puis Elektra) ; elle nous rappelle ce soir combien le rôle de la femme de Barak est périlleux et éreintant et l’on comprend sa volonté évidente au premier acte de s’économiser, afin d’être sûr de tenir la distance. Et de fait, la prestation va crescendo, culminant dans le duo du III avec Barak d’une indicible beauté. Et toujours, chez Merbeth, cette façon absolument unique d’articuler, de telle sorte que chaque mot, chaque syllabe soit compréhensible. Du grand art. Que dire alors de l’art de Sophie Koch ? Sa Nourrice envahit le premier acte et y prend toute la lumière. La gamme est étoffée de haut en bas, avec les années les graves gagnent en consistance, le timbre en couleurs. Une prestation qui nous fait dire que Sophie Koch pourrait maintenant aborder d’autres rôles straussiens (Salome ou Chrysothémis ?). Qui plus est, Koch brille ce soir par une élégance rare, une présence raffinée, recherchée et une gestuelle quasiment chorégraphique.
Chez les hommes que du bonheur également. Nous découvrons Issachah Savage. Il est un Empereur détonnant. Sa projection n’a d’égal que sa facilité à gravir les aigus. Dommage que le médium soit inconsistant et que la prononciation trahisse de temps à autre ses origines américaines. Nous retiendrons aussi sa très belle présence. Et nous gardons le Barak de Brian Mulligan pour la fin. Rien chez lui ne trahit ses origines d’Outre-Atlantique ; sa diction est parfaite, sa technique tout autant. Mais il y a surtout un timbre envoûtant, qui nous fait prendre le personnage de Barak en pitié. Grâce à un baryton énergique et qui fait mouche à chaque intervention, Mulligan signe un premier acte de tout premier ordre et dont nous nous souviendrons.