Cinq représentations à guichet fermé, cette reprise d’une production maison de La Traviata figure désormais au palmarès de cette saison à l’Opéra de Marseille. Nous avions dit en son temps tout le bien que nous pensions du respect de l’œuvre dont la mise en scène de Renée Auphan faisait preuve. On la retrouve intacte pour l’essentiel, réalisée par Yves Coudray, qui semble n’être intervenu qu’à la marge sur le personnage de Flora, en exploitant la plastique sculpturale et le passé de danseuse de l’interprète. Le dispositif scénique inchangé conçu par Christine Marest permet d’enchaîner sans longues pauses les changements de lieu, un entracte étant ménagé après le premier tableau du deuxième acte. Rideaux, hautes fenêtres fermées ou grand ouvertes, un escalier mobile, suffisent à composer les espaces des salons de Violetta et de Flora et plus tard la chambre de Violetta. La même structure est le cadre de la vaste maison de campagne dont l’entretien coûteux contraint Violetta à vendre ses biens. Le décor devient l’image de la démesure d’un microcosme où l’ostentation est nécessaire, preuve de leur succès pour les courtisanes, preuve de leur assise financière pour leurs riches protecteurs, mais où l’on vise à l’élégance, ce dont les costumes de Katia Duflot témoignent clairement, même si la pantomime de Flora avec le matador tendrait à prouver que la caque sent toujours le hareng.
© Christian Dresse
Si les inoxydables Carl Ghazarossian et Jean-Marie Delpas retrouvent leur rôles d’ami (Gastone) et de protecteur (Douphol) de Violetta, la distribution présente d’intéressantes nouveautés. Egal à lui-même, Yuri Kissin compose un docteur Genil aussi sobre qu’il convient et la haute taille de Frédéric Cornille jointe à sa désinvolture donne au marquis d’Obigny une prestance certaine.
Prestance que Jérôme Boutillier confère dès son entrée à Germont. Si l’idée d’en faire un pasteur – à en juger par son col – ne nous convainc pas plus aujourd’hui que naguère, car en préparant l’ évolution du personnage elle l’affaiblit dramatiquement, et rend problématique son irruption dans le salon de Flora – le chanteur le nourrit d’une sensibilité crédible et d’une sincérité émouvante. L’extension et la conduite vocale sont irréprochables et valent à l’interprète des ovations méritées après ses deux airs.
Prestance qui, malheureusement, fait légèrement défaut à l’Alfredo de Julien Dran. Nos lecteurs fidèles savent l’estime que nous portons à cet artiste à la musicalité exemplaire. Pourquoi, à la scène, semble-t-il souvent en retrait ? Est-ce que l’homme, d’un tempérament pudique, ne parvient pas à lâcher la bride au personnage ? Ce qui est un atout au premier acte, car c’est cette réserve qui le rend différent et va troubler Violetta et l’attirer, devient un handicap au second, où le personnage, d’abord homme comblé puis homme ulcéré, doit exprimer sa béatitude avant sa colère. Ce n’est pas très important, dans la mesure où le chant, par son adéquation aux exigences du rôle et l’intelligence avec laquelle il est émis et conduit, exprime justement les émotions, et peut-être les spectateurs éloignés auront moins remarqué cette retenue théâtrale, en tout cas ne lui en auront pas tenu rigueur, leurs ovations lui tirant enfin un sourire aux saluts.
Ruth Iniesta débute à Marseille mais Violetta est à son répertoire depuis plusieurs années ; autant dire qu’elle maîtrise le rôle et toutes ses nuances, qu’elle fait passer par son chant et par son jeu, d’une grande sobriété. La souplesse de la voix et son étendue ne laissant rien à désirer, les morceaux de bravoure sont exécutés avec le brio espéré, et si çà et là on pourrait souhaiter une voix plus corsée, l’artiste a la sagesse de ne pas outrer ses moyens. Sa Violetta – qui n’est pas sans rappeler au premier acte celle de Teresa Stratas – est exemplaire dans un parcours dramatique où la sobriété condense l’émotion. Acclamée après ses airs et à chaque rideau, elle sera longuement ovationnée aux saluts.
Si le rôle d’Annina, qu’elle incarne sobrement, ne fournit pas l’occasion à Svetlana Lifar de se mettre en lumière, en revanche Laurence Janot, dont l’abattage scénique est connu, s’évertue à faire de Flora un personnage à part entière.
Les chœurs sont engagés et disciplinés. Très attentifs, les musiciens de l’orchestre, sous la baguette d’une précision et d’une élégance sans faille de Clelia Cafiero. On a rarement eu l’occasion de voir et d’entendre une direction réussir à ce point la gageure de faire de l’orchestre le témoin de l’action dramatique : par moments le son devient celui de la respiration haletante d’un assistant bouleversé par le spectacle, comme si les musiciens l’avaient sous les yeux. C’est d’une efficacité et d’une justesse telles que cela semble évident, quand il n’en est rien. On avait lu des commentaires flatteurs sur sa direction à Orange. On y souscrit avec joie !
14.02.2024 à 14h30 : l’article a été modifié par la rédaction.